Aller voter : droit de l’Homme ou devoir civique ?

Le 10 avril prochain, Françaises et Français sont appelés à voter pour choisir le chef de l’État. La campagne en vue de cette élection majeure se déroule dans une certaine confidentialité, peut-être même dans une certaine indifférence, tant l’actualité internationale, entre guerre en Ukraine et résurgence de pandémie, écrase le scrutin. Si au moins deux tiers des Français savent sur qui se portera leur suffrage (trois quarts chez les plus de 65 ans1), les modèles prédictifs tablent sur une abstention inhabituellement élevée, à plus de 26,5% du corps électoral2. La légitimité et la capacité à gouverner du (de la) président(e) seront pourtant conditionnées par la proportion de votants. Il faut être bien élu pour pouvoir gouverner, surtout quand on ne peut se prévaloir d’une forte majorité partisane à l’Assemblée. 

On touche là du doigt une spécificité hexagonale : le vote a une double dimension, plébiscitaire (le choix du premier magistrat de l’État) et représentative (les députés) d’une part, directe (les maires) et indirecte (sénateurs) d’autre part. Toutes les élections ne se valent pas et l’abstention diffère selon les élections : si les maires sont, à l’exception du scrutin perturbé par la Covid-19 en 2020, bien élus, les députés européens le sont moins confortablement. 

L’abstention est le symptôme d’un mal plus grave, la défiance à l’égard des politiques, et peut-être le signe d’une amnésie collective au sujet des combats menés par le passé pour obtenir ce droit d’exercer notre devoir civique.

 

1789-1945 : le suffrage tarde à devenir universel.

Même si la déclaration des droits de 1789 inscrit dans le marbre le principe d’une souveraineté résidant dans la nation, il faut attendre la constitution de 1793 pour que soit édicté un véritable suffrage universel masculin. L’élection devient dès lors un élément permanent de la vie politique, malgré quelques parenthèses, entre 1792 et 1795, et surtout pendant la période de Vichy. 

Entre 1789 et 1799, le corps électoral correspond à presque 60% de la population masculine adulte (les plus de 25 ans). Brièvement, les gens de couleur libres des colonies sont même inclus dans ce corps électoral par la Constituante. La France est aussi l’un des premiers pays à dissocier la religion de la citoyenneté, en permettant aux Juifs et aux Protestants de voter. 

Au XIXe siècle, le vote est la plupart du temps conditionné au revenu, le suffrage devient censitaire : 100 000 Français au plus peuvent voter sous la Restauration, 250 000 sous la Monarchie de Juillet3. Même la Seconde République rogne rapidement le suffrage universel : comprenant 9 millions d’hommes en 1848, le corps électoral est amputé de trois millions d’électeurs après le tour de vis conservateur de 1849. Les mendiants, perturbateurs politiques et détenus sont radiés des listes, les hommes n’étant pas résidant dans leur commune depuis au moins trois ans également.

Les femmes surtout sont les grandes exclues du vote, et ce jusqu’aux municipales de 1945.  La femme écervelée et esclave du curé, incapable de discernement et risquant de pervertir le vote de son mari, est un poncif de notre histoire contemporaine : « en général, les femmes sont peu capables de conceptions hautes et de méditations sérieuses. (…) Nous croyons donc qu’une femme ne doit pas sortir de sa famille pour s’immiscer dans les affaires du gouvernement », rappelle dans son rapport à la Convention le député Amar en 1793. « Livrées à la chaleur des débats publics, elles inculqueraient à leurs enfants, non l’amour de la patrie, mais les haines et les préventions. (…) Nous croyons donc (...) qu’il n’est pas possible que les femmes exercent les droits politiques4  ». Les femmes finissent pourtant par obtenir le droit de vote le 21 avril 1944, par l’ordonnance d’Alger. Longtemps le vote avait été indexé sur l’exercice des armes, dont elles semblaient exclues. Leurs luttes au sein de la résistance font céder la dernière digue entravant leur pleine majorité sociale. Le 29 avril 1945, elles votent pour la première fois aux élections municipales, puis récidivent en octobre pour les législatives. Cette même année 1945, les militaires acquièrent le droit de vote : le suffrage devient universel, même si les Kanaks de Nouvelle-Calédonie, et certaines femmes en Algérie, devront attendre plusieurs années encore la libération. 

Les réserves du député Amar sur le vote des femmes rappellent que le législateur veut pouvoir assurer au citoyen un vote libre et consentant : rappelons qu’il fallut en France attendre une loi de 1913 pour que soit imposé le bulletin secret, garanti par l’isoloir et l’enveloppe. La peur du vote influencé ne nous a pas quitté : on retirait ainsi aux majeurs sous tutelle leur carte électorale sur décision de justice (jusqu’à la loi du 23 mars 2019 du code électoral, qui a rétabli ce droit de vote). Par ailleurs, questionné sur sa réticence à instituer le vote électronique pour les échéances à venir, le ministre de l’Intérieur G. Darmanin invoquait le risque de pression au sein des familles pour orienter le vote des plus vulnérables.

 

Du plébiscite au référendum : un lien direct entre la tête et le corps civique ?

La France a toujours toléré des entorses au principe de la démocratie représentative, et la coexistence au sein du système représentatif du vote direct et du vote indirect a créé un régime présidentiel assez unique. 

Napoléon III ouvre la voie au vote d’adhésion, par le plébiscite ouvert à tous les hommes de plus de 21 ans, censé lui permettre, régulièrement, de re-légitimer son action par une onction populaire. Il fait accepter son coup d’État meurtrier du 2 décembre 1851 (plus de 2000 morts) par un plébiscite à la fin du mois (92% de oui pour 74% des inscrits, dont les militaires), avant de renouveler l’expérience pour restaurer la dignité impériale en 1852, rattacher Nice et la Savoie à la France en 1860, et enfin pour faire approuver en 1870 les réformes libérales menées les années précédentes.

De Gaulle revenu au pouvoir en 1958 fait inscrire dans « sa » constitution le référendum, prérogative longtemps réservée au président (article 11), qui n’est pas sans rappeler le vote plébiscitaire, et conforte son image « bonapartiste ». L’article 3 de la constitution rappelle que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Si De Gaulle use et abuse du référendum pour tester la confiance des Français en sa personne et en sa politique (en 1958 sur la constitution de la Ve République ; en 1961-1962, sur l’indépendance de l’Algérie, puis sur l’élection du président de la République au suffrage universel mixte), il sait respecter les droits du Parlement (en 1968, il préfère lors des événements de mai dissoudre l’Assemblée Nationale plutôt que de provoquer un référendum). Cette dimension plébiscitaire le pousse à quitter le pouvoir si le peuple répond non à la question qu’il a formulée. L’historien Julian Jackson montre bien dans la biographie qu’il consacre à De Gaulle que les valises (et les archives) du général sont déjà à Colombey-les-deux-églises au soir du référendum perdu de 1969 sur la régionalisation et la réforme du Sénat, convaincu déjà de sa défaite5.

Le référendum est devenu pour le chef de l’État une roulette russe : toute question est vue comme l’occasion de manifester son désaveu de la politique menée dans son ensemble par le chef de l’État. Le point de bascule se situe indéniablement en 2000, au moment du référendum sur le quinquennat. Ce dernier rend improbable une cohabitation, en faisant suivre de près les présidentielles par les législatives. Or la cohabitation permettait à l’Assemblée l’expression d’une contestation de la politique menée par l’exécutif, contraint à la conciliation et au compromis. Faute de cohabitation, les oppositions s’expriment davantage dans la rue, et avec violence. Depuis 2005 et l’échec du traité constitutionnel largement refusé par référendum (54,5% de non), les chefs d’État ne sont jamais risqué à dégainer l’article 11. Le traité simplifié de Lisbonne a été accepté par voie parlementaire, donnant l’impression d’invalider la décision souveraine de 2005. Le contexte international, le Brexit notamment en 2016, a renforcé cette crainte d’un vote sanctionnant systématiquement les élites en place. L’arme du référendum semble donc enrayée. La révision constitutionnelle de 2008 a bien dépoussiéré ce type de vote, en autorisant le RIP (référendum d’initiative partagée6), mais il n’a jamais pu être employé.

 

Le défi du XXIe siècle : passer de la « démocratie d’autorisation » à la « démocratie d’exercice » (Pierre Rosanvallon)

Pierre Rosanvallon7 qualifie le système représentatif classique de « démocratie d’autorisation » : nous confions par le scrutin à nos représentants le droit de s’occuper en notre nom des affaires publiques. Longtemps, ce système a fait du citoyen le « souverain d’un jour ». Mais en l’absence d’équilibre partisan, de programme fort, et alors que l’individualisme érode l’autorité des institutions, cette modalité de la démocratie n’est plus satisfaisante pour les électeurs qui en appellent à une « démocratie d’exercice », donnant au citoyen un rôle « post-électoral ». Elle se fonderait, selon lui sur « la lisibilité, la responsabilité, la réactivité, le parler vrai et l’intégrité ». 

Il imagine trois pôles pour permettre cette meilleure inclusion du citoyen dans une démocratie élective qui ne ferait plus du vote l’unique pierre angulaire de la République : un « Conseil du fonctionnement démocratique », gardien de la transparence de l’action politique ; des « commissions publiques » chargées d’évaluer la qualité des politiques publiques et de ré-étalonner leurs objectifs au fil du temps, en proposant des remédiations aux politiques inefficaces ; des « organisations de vigilance citoyennes » spécialisées dans la surveillance des gouvernants chargées tout aussi bien de critiquer la parole politique que d’informer les citoyens.

 

 

Même si des initiatives ont vu le jour ces dernières années pour revitaliser la démocratie dans l’intervalle des échéances électorales (tirage au sort au Sénat, conventions citoyennes, commissions d’experts), l’optimisme des participants a souvent été douché par la traduction politique de ces travaux. La loi Sas en 2015 devant utiliser les travaux de la commission Sen-Stiglitz-Fitoussi sur les nouveaux indicateurs de richesse pour trouver de nouveaux instruments de pilotage des politiques économiques a été bien décevante. Les membres de la convention citoyenne sur le climat ont été déçus de la traduction politique de leurs délibérations après le vote de la loi « Climat et résilience » en 2021, et l’ont fait savoir au chef de l’État. Peut-être faut-il réenchanter la participation démocratique d’abord à l’échelle locale : les conventions citoyennes sur des sujets intercommunaux, et les référendums locaux décisionnels8, à l’initiative des maires notamment, peuvent être un moyen de réconcilier les citoyens avec la chose publique.

 

Arnaud Pautet

 

1 https://www.ifop.com/publication/les-francais-et-la-definition-de-leur-vote-a-lelection-presidentielle/ 

2 Le 18 mars 2022, la Fondation Jean Jaurès par son président Gilles Finchelstein rappelle que dans une enquête menée avec le Cevipov, 67% seulement des Français se disent certains d’aller voter, même si 74% s’intéressent à la campagne. https://www.jean-jaures.org/publication/labstention-la-grande-inconnue/ 

3 Melvin EDELSTEIN, «Citoyenneté, élections, démocratie et Révolution : les fondements de la France contemporaine», La Révolution française, 9, 2015, https://journals.openedition.org/lrf/1388

4 Discours du 30 octobre 1793, paru dans Le moniteur universel, tome 18, n° 40, p. 164

5 Julian JACKSON, De Gaulle, une certaine idée de la France, Sciences Humaines, 2019.

6 En 2008, l’article 11 a été complété et un référendum peut désormais être initié par « un cinquième des membres du Parlement, soutenus par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales », soit au moins 185 députés ou sénateurs (sur 925) et plus de 4,5 millions d’électeurs. En vigueur depuis 2015, la disposition n’a jamais été appliquée.

7 Pierre ROSANVALLON, Le bon gouvernement, Seuil, 2015.

8 Permis par la réforme de la constitution de 2003 (art. 72-1 al. 2). Le projet soumis à référendum local est adopté si la moitié au moins des électeurs inscrits a pris part au scrutin et s’il réunit la majorité des suffrages exprimés. Si cette dernière condition est remplie, le référendum vaut décision que la collectivité locale organisatrice doit juridiquement appliquer.Dans le cas contraire, le référendum n’a que la portée d’un avis consultatif. Voir : https://www.vie-publique.fr/fiches/20178-en-quoi-consiste-le-referendum-local

 

 

 

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