Pourquoi la Bible ?

Fra Angelico, Noli me tangere

Je voudrais consacrer cette chronique à un sujet qui nous éloigne, en apparence, de notre actualité : la Bible. Je voudrais montrer comment ce livre parle de ce que veut dire vivre, parle de nos vies et de ce qui les traverse, de l’amour et de la mort, des ennemis et des liens familiaux, du malheur et de la joie et, à ce titre, s’adresse à toute femme et tout homme.

Commencer par le chapitre 14 du livre de l’Exode : le passage de la Mer. C’est là que l’histoire se joue, se noue. Le peuple hébreu, conduit par Moïse, a fui l’Egypte. Il se retrouve devant la Mer, coincé, et voici que Pharaon arrive par derrière, avec ses chars, ses cavaliers et toute son armée. Que faire ? La Mer, la masse des eaux, est un péril : le Mal dans lequel on s’enfonce, on coule et se noie. Pharaon représente un égal péril : autre figure du Mal. Alors le peuple récrimine contre Moïse. Que faire lorsque le mal est de toutes parts et que rien n’est possible pour s’en sortir ? Par l’intercession de Moïse, un chemin vient à s’ouvrir dans la Mer fendue en deux. Cela est impossible ? Oui. C’est impossible. Et voilà que cela a lieu. Certes, il y a le possible et l’impossible. Nous faisons ce qui est possible : notre domaine à nous. Quant à Dieu, il n’est pas contraint par cette distinction entre le possible et l’impossible. Car, à Dieu, « rien n’est impossible » (Luc 1 ; Marc 10). Lorsque l’impossible advient dans nos vies, il y a présence de Dieu. Dieu : l’impossible qui advient. « Devant moi, tu as ouvert un passage », chantera le psalmiste. Et encore : « Heureux les hommes dont tu es la force : des chemins s’ouvrent dans leur cœur. » (Psaumes 30 et 83)

Est-ce vrai ?

Que répondre à cette question ? D’abord, que cela a lieu dans le texte biblique. Un texte porté et transmis, de génération en génération, par un peuple. La Bible : des textes écrits par des générations de croyants en Dieu, tout au long du millénaire avant Jésus-Christ, en hébreu puis en grec, rassemblés lors de l’Exil à Babylone (au IVe siècle avant notre ère). Exode 14,21 : « Moïse étendit la main sur la mer et le Seigneur refoula la mer toute la nuit par un fort vent d’Est, il la mit à sec et toutes les eaux se fendirent. » Mais qui fait quoi ? Moïse, le Seigneur… Car il y a là deux phrases en une ! Ou bien : « Moïse étendit la main sur la mer et toutes les eaux se fendirent. » Moïse est alors l’intercesseur entre Dieu et son peuple. Ou bien : « Le Seigneur refoula la mer toute la nuit par un fort vent d’est, il la mit à sec. » C’est Dieu, le Créateur de toutes choses, qui agit par l’intermédiaire des éléments naturels. Deux représentations qui viennent se superposer sans coïncider : deux conceptions de la relation à Dieu (le prêtre est-il un médiateur nécessaire ?) ; deux contextes d’écriture et deux traditions d’un événement fondateur.

L’Égypte : un lieu clos, où l’on est à la fois esclave et nourri, rassasié mais prisonnier. Un lieu ambigu. Un lieu qu’il faut quitter si l’on veut vivre : aller au désert, s’affronter aux périls. Que l’on quitte guidé par un Autre. Où l’on a la tentation de revenir et qui peut aussi chercher à nous rattraper. Deux parois humides qui s’écartent pour laisser passer. Une naissance. C’est bien d’une naissance dont il s’agit dans ce récit du livre de l’Exode. Naissance d’un peuple, naissance d’un être humain. Moïse en sage-femme. Cela est-il vrai ? Oui. Tout être humain doit faire un tel pas s’il veut vivre : sortir du ventre de la mère comme de la maison parentale, oser quitter, conduit par d’autres, pour aller dans le monde, s’affronter à ses périls, et vivre.

La masse des eaux. Des séparations. Une mise en ordre de telle manière que la vie, toutes les formes de vie peuvent se déployer. Ce récit du passage de la Mer est ainsi projeté à l’origine du monde : « Or la terre était vide et vague (tohu-va-bohu), les ténèbres couvraient l’abîme et un vent de Dieu agitait la surface des eaux. Et Dieu dit (vaiomer élohim) : Que la lumière soit. » (Genèse 1,2-3) Dieu sépare. « Créer » : séparer, ordonner. Dieu sépare la lumière et les ténèbres (« jour un »), les eaux d’en-haut et les eaux d’en bas (« deuxième jour ») – « les eaux d’en-haut » : en effet, il arrive qu’il pleuve et il y a des déluges – et, en bas, la Terre et la Mer (« troisième jour »). Cette série de séparations aménage un lieu où la vie se déploie : les plantes et les arbres, les poissons et les oiseaux du ciel, « les êtres vivants selon leur espèce : bestiaux, bestioles, bêtes sauvages selon leur espèce ». Et l’humain, à son image, comme sa ressemblance, homme et femme il les créa (il y a de l’Autre). La construction harmonieuse du texte (et son refrain : « et Dieu vit que cela était bon ») fait voir – dans l’imagination du lecteur en premier lieu – un monde parfaitement ordonné et harmonieux. La création : une Parole qui vient mettre de l’ordre dans un chaos (tohu-bohu). Une Parole créatrice (comme une voix off, hors-champ : un Dehors du monde). Dans ce chaos de nos corps et nos vies, ce bébé qui vient de pousser son premier cri, cet adolescent envahi de pulsions qu’il maîtrise mal, ces passions, pulsions qui nous traversent et nous emportent, une parole vient mettre de l’ordre et ouvrir des possibilités de vie : le parent, le professeur, l’ami, le psychologue aussi. Qu’est-ce qu’une psychanalyse si ce n’est une parole qui vient mettre de l’ordre dans un chaos ? 

Allons voir à l’autre bout du grand récit : la tempête sur le lac de Galilée (Matthieu 8 ; Marc 4 ; Luc 8). « Survient une forte bourrasque, et les flots se jetaient dans la barque, au point qu’elle se remplissait déjà. Et lui, (Jésus) il dormait à la poupe sur le coussin. Ils le réveillèrent, et lui dirent : Maître, ne t’inquiètes-tu pas de ce que nous périssons ? S’étant réveillé, il menaça le vent, et dit à la mer : Silence ! tais-toi ! Et le vent tomba, et il se fit un grand calme. » Anecdote improbable ? Non ; mais la même histoire : une parole qui vient ordonner un chaos, un tohu-bohu. Jésus fait ce que fait Dieu lors de la Création. Le lecteur comprend : Jésus fait ce que seul Dieu peut faire. Jésus est Dieu. La Création n’est pas un événement passé, il y a longtemps. C’est à chaque instant que le chaos menace ; c’est à chaque instant qu’une parole créatrice nous donne de vivre (la nouvelle création qui transparaît dans l’Apocalypse : « de Mer, il n’y en a plus »).

 

Une parole qui fait vivre 

 

« Au commencement (beré’shît) Dieu créa le ciel et la terre. » (Genèse 1,1) Le monde (« le ciel et la terre ») n’est pas tout, n’est pas le tout. Il y a un Dehors du monde (« Dieu »). L’humain n’est pas prisonnier du monde, n’est pas une chose du monde, n’est pas gouverné par les lois qui font le monde : n’est pas du monde. « Ils ne sont pas du monde, comme moi (Jésus) je ne suis pas du monde. » (Jean 17,16)

« Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Quant à l’arbre de la connaissance du bien et du mal – de la bonne manière de connaître et de la mauvaise manière de connaître – tu n’en mangeras pas, sinon mourir, tu mourras. » (Genèse 2,17) C’est étonnant, un Dieu qui s’adresse à l’humain, la première parole, pour lui parler de nourriture : à table ! Dieu donne. Donne tout. Tout ? Et cet arbre de la bonne manière et de la mauvaise manière de connaître ? Dieu en garde-t-il un peu pour lui seul ? Ce sera l’interprétation du serpent. Faut-il lui faire confiance, à lui ? Certes, il y a là une limite. Disons-le d’emblée : cette limite n’est pas une limite mise au don, c’est un don par surcroît, le don d’une limite. Cette limite vient barrer le désir : je ne peux pas mettre la main sur tout, sur le tout, je ne peux pas m’approprier toutes choses – sinon je suis seul avec ce que je possède et je meurs de solitude : sinon mourir, tu mourras. Cette limite vient ouvrir l’espace de la rencontre, et de la parole. Dieu prend un côté de l’humain (adam : le terrestre) et en fait une femme (‘isha), prend un côté de l’humain et en fait un homme : ‘ish (il n’est pas question de côte, ni de pomme d’ailleurs). Mais l’homme ne sait pas accueillir la femme comme Autre, Don de Dieu, puisqu’au lieu de lui adresser la parole, il en fait l’objet d’un discours, se plaçant au centre de la perspective – nous voyons tous le monde à partir de notre « moi » (je note pourtant qu’il y a deux récits de création : je ne peux pas mettre la main sur l’origine). Ils ne se parleront d’ailleurs jamais : la femme prend du fruit de l’arbre (au chapitre 3), en mange, puis en donne à l’homme, qui mange à son tour. Bref, ils ne font pas ce qu’on appelle un repas. Si la nourriture est le thème central du récit biblique (il n’y a qu’à lire les évangiles : que de repas et de multiplications de pains !), la question directrice est la plus importante pour nos vies : comment faire un repas ?

Et il faudra bien des repas, des centaines de pages, de repas en repas, pour passer de ce repas raté (ce qui est « raté » : sens du mot « péché » en hébreu) à un repas enfin réussi : ce que l’on appelle « la Cène ». Le « dernier repas » de Jésus. Un repas où l’acte de manger est humanisé par la parole, où les fruits de la terre sont reçus comme don. Puis : « Faites ceci en mémoire de moi. » (Luc 22,19 ; 1 Corinthiens 11,25) Des repas, donc. Et il en va de même pour tout ce qui fait l’homme, la femme, les femmes, les hommes, et leurs rapports : des paroles viennent humaniser les actes de la vie des humains, les vies de ces terrestres que sont les humains : les naissances, les repas, la sexualité (« baptême », « bénédicité », « mariage », etc.).

A la charnière du Livre, un événement : « Jésus-Christ » (l’événement comme tel : une ressource biblique). L’événement projette un éclairage sur ce qui précède et suscite les vingt-sept textes qui suivent (« Nouveau Testament »), rédigées au premier siècle de notre ère, jusqu’au début du deuxième. Des écrits adressés à des destinataires : des évangiles (« bonne nouvelle »), pour raconter cet événement de plusieurs manières, des « Actes » (faits et gestes de la première communauté chrétienne) que Luc adresse au même Théophile que son évangile, des lettres et une apocalypse, pour soutenir la foi des chrétiens. En grec, dans la langue commune, afin de s’adresser à tous ceux et celles qui le veulent.

 

Livre de la Genèse, chapitre 3 : un homme et une femme dans un jardin. Chacun voit qu’il est « nu » (vulnérable) : s’en méfie, se protège (« se firent des pagnes avec des feuilles de figuier »). La convoitise a prévalu. Aucune rencontre. On ne rencontre pas celui ou celle sur lequel/laquelle on met la main : que l’on prend, que l’on exploite, que l’on viole. Chacun est renvoyé à sa mortifère solitude. Il n’y a plus de Dieu. Car si « Dieu » désigne l’impossible qui advient et ouvre un chemin pour vivre (le passage de la Mer), « Dieu » désigne encore l’espace de la parole qui humanise les relations et fait vivre (à Babel de nouveau). Car l’homme ne vit pas seulement de pain : le vital n’est pas le tout du vivant (le bouleversant chapitre 8 du Deutéronome).

A l’autre bout du Livre, à nouveau un homme, une femme, un jardin. La femme reconnaît l’homme lorsque ce dernier l’appelle par son prénom : « Marie » (Jean 20,16). Se retournant, Marie de Magdala se précipite vers son maître (« Rabbouni ! »). Mais Jésus : « Ne me retiens pas, ne t’agrippe pas à moi, ne m’accapare pas, mais va dire à mes frères la bonne nouvelle : la mort n’a pas prise sur la vie vivante. » Jésus rétablit la distance (la limite mise au désir), l’espace d’une juste relation. Il rouvre l’espace de la parole – et de la rencontre.

D’une rencontre intime : je m’extrais de moi-même (psyché) pour entrer en l’Autre et je laisse l’Autre entrer en moi : plus intérieur que mon intérieur (« interior intimo meo »). « Comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. » (Jean 17,21) Quitter. Partir. Vers « la région où vivre ». A Abraham : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai. » (Genèse 12,1) Désadhérer : s’extraire de ce qui enlise la capacité à vivre. « Qui aime sa vie (psyché) , qui colle à sa vie la perd et qui renonce à sa vie en ce monde la conservera pour une vie (zôé) qui ne meurt pas (aiônios). » (Jean 12,25)

Une bonne nouvelle. Un vivre qui se donne et se déploie. Un cri de joie.

Ce cri de joie se lit au livre des Psaumes (déjà, après le passage de la Mer, Exode 15 : un cri de louange). Les Psaumes : des supplications et des louanges. Tout ce qui fait la vie des femmes, des hommes, la souffrance et le besoin de consolations, les assauts des ennemis et la joie des rencontres, la haine et le besoin d’aimer, la peur et la beauté de la Création : « Je suis comme la terre qui bénit l’Éternel en tout temps, Sa louange sans cesse à ma bouche. J’ai cherché Dieu à travers la forêt, à travers la ronce et le taillis. Et tout à coup c’est la clairière qui s’ouvre et le bon Dieu que l’on reçoit en pleine figure. » (1)

Pascal David, o.p., est philosophe

Note. Cette « chronique de la quinzaine » est la trente-deuxième (depuis février 2021) d’une série de chroniques philosophiques. Croisant des questions de politique, d’écologie ou d’éducation, se nourrissant de littérature, se demandant surtout ce que veut dire vivre, Pascal David propose un diagnostic et des concepts pour affronter le présent. 

(1) Psaume 33, traduction de Paul Claudel, Psaumes, Gallimard, 2008

 

 

 

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