Avec François Jullien

Nicolas de Staël, Sicile ou Vue d’Agrigente, 1954

François Jullien a publié, au début de cette année 2022, deux ouvrages : Moïse ou la Chine. Quand ne se déploie pas l’idée de Dieu et L’incommensurable (éd. de l’Observatoire). Ce nom est revenu à plusieurs reprises dans ces chroniques. Je voudrais indiquer ici, en quelques paragraphes, qui est François Jullien, l’un des penseurs contemporains sur lesquels je prends appui.

Cela peut se faire, bien sûr, sous la forme un peu sèche d’une notice : « François Jullien, né en 1951, est un philosophe, helléniste et sinologue français. » On pourrait ajouter qu’il est l’auteur, à ce jour, d’une quarantaine d’ouvrages. Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, il explore la pensée chinoise, en vis-à-vis de la philosophie européenne. Par « pensée chinoise », il faut entendre tout ce qui s’est écrit en chinois depuis le Yiking (Classique du changement), depuis Laozi et Zhuangzi pour la tradition « taoïste », depuis Confucius et Mencius, autrement dit une tradition de près de trois millénaires de textes et de commentaires qui s’est déployée sans contact avec l’Europe, jusqu’aux missions jésuites, aux XVIIe et XVIIIe (jusqu’à Wang Fuzhi du côté chinois). Mentionnons Procès ou création. Une introduction à la pensée des lettrés chinois (1989), La Propension des choses. Pour une histoire de l’efficacité en Chine (1992) ou le petit Eloge de la fadeur (1), en 1991, qui a fait connaître son auteur au-delà du cercle (étroit) des sinologues.

Jullien est parti en Chine en 1975, pour deux années, puis y est retourné régulièrement, ainsi qu’au Japon. Il a enseigné le chinois, a été directeur de l’UFR Asie orientale de l’université Paris-Diderot et président de l’Association française des études chinoises.

Passer par la Chine permet à François Jullien de sonder la pensée européenne, celle qui s’est écrite en grec, en latin, puis dans les langues vernaculaires, en allemand, en français, de remonter en amont, vers son fonds d’entente : ce à partir de quoi nous pensons et que, par là-même, nous ne pensons pas à penser. Car le « bien connu » nous demeure « inconnu » (« weil es bekannt ist, nicht erkannt » : Hegel, dans la Préface de la Phénoménologie de l’esprit).

Ce qui s’écrit en chinois, ou en grec, ou en français : à cette remarque, en passant, on devine qu’on ne saurait séparer la pensée de la langue. Certes, une langue ne détermine pas une pensée, mais nous pensons toujours dans une langue : une langue ouvre des possibles, et une langue autre ouvre d’autres possibles. Songeons un instant qu’il n’y a pas de noms, ni de sujets, ni de verbes, en chinois, pas de mot pour dire la « chose » (qui se dit dong-xi, littéralement « est – ouest », une polarité, par accolement de caractères) – pas d’« être », pas de « chose », donc pas de substance (ousia) : ce qui se tient sous le changement (cette table, par exemple, qui est verte et qui peut être peinte en bleu tout en restant la même table). Le chinois sera alors mieux à même de dire (de penser) le changement, ou la transformation continue (hua), « silencieuse » de toutes « choses » (le « réel »).

Ainsi, du dehors, la pensée européenne se trouve interrogée dans ses partis pris les plus fondateurs et les moins questionnés : par exemple, qu’il y a des choses, que l’on valorise la vérité, que l’on défend la liberté, que l’on aspire au bonheur. Cela demande un peu de temps pour voir autrement qu’on ne voit et penser autrement qu’on ne pense, habituer son regard à une autre focale, et ne pas s’imaginer qu’il est « évident » que « tout homme » désire la vérité, la liberté et le bonheur – Idées européennes – et commencer à véritablement dialoguer. C’est alors un va-et-vient sans fin dans l’écart ouvert entre l’Europe et la Chine. Entrer dans une pensée ou des possibles de l’esprit (2012) ou la leçon inaugurale sur L’écart et l’entre (2012) sont de bonnes introductions à cette stratégie philosophique. Sur la philosophie des cultures qu’une telle expérience de terrain permet de proposer, lire De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures (2008).

A cette opération, le gain est important : non seulement entrer dans la pensée chinoise, mais aussi interroger les partis-pris de notre pensée à « nous » (européens). Et, surtout, ouvrir de nouveaux possibles. La Chine propose une pensée du vivre que Jullien explore dans Nourrir sa vie. A l’écart du bonheur (2005) et qui va ouvrir la voie à une Philosophie du vivre (2011) qu’il ne cesse pas de reprendre, de livre en livre, depuis dix ans, jusqu’à De la vraie vie (2020) en passant notamment par Une seconde vie, en 2017, qui a connu un succès significatif. La vie s’enlise sous l’entassement des jours, s’aliène, se réifie et risque alors de se perdre. Vivre vraiment, c’est résister à la pseudo-vie, s’en dégager, décoïncider de soi pour accéder, à nouveau, à de l’inouï : « l’affleurement soudain à notre attention d’un en soi qu’on n’entendait pas et même qu’on ne pourra jamais entendre : d’une extériorité qui ne se laisse pas assimiler par notre capacité d’appréhension, d’un possible insoupçonné et vertigineux. » L’incommensurable (2022) est un point d’aboutissement d’une telle exploration philosophique : est incommensurable ce qui, dans le monde, déborde du monde, ou ne s’y contient pas – un regard, un paysage, un poème. Incommensurable est cette fêlure dans nos vies, pour peu que nous l’affrontions. C’est sur Georges Bataille, notamment, que Jullien prend appui : Le Bleu du ciel. On pense aussi à Jorge Semprún, L’écriture ou la vie, ou à La Tache de Philip Roth.

J’ai rencontré François Jullien, la première fois, en 2008, et un dialogue se poursuit depuis lors. Plusieurs de ses livres sont arrivés (dans ma boîte aux lettres) au bon moment pour moi, aux moments nécessaires, pour continuer à réfléchir et à m’écarter de moi-même, pour débloquer des questions existentielles et permettre d’autres manières de vivre : De l’intime en 2013 ; Vivre de paysage l’année suivante ; L’inouï en 2019 et, bien sûr, les Ressources du christianisme (2018). Il y a des ressources propres à la tradition chrétienne : la possibilité de l’événement, le vivre comme dé-coïncidence d’avec soi – « qui aime sa vie (psyché) la perd et qui hait sa vie dans ce monde la conservera pour la vie (zôé) qui ne meurt pas » (Jean 12,25) – et l’existence, la vérité du sujet, l’Autre comme dehors du monde, la rencontre, l’intime. 

La réflexion de Jullien ne se cantonne pas à un domaine de la philosophie. Tout est embrassé, et reconsidéré, tout ce que nous séparons comme autant de domaines distincts : la philosophie morale, l’esthétique, la philosophie politique et la philosophie de la nature, la métaphysique et l’épistémologie (Ce point obscur d’où tout a basculé, 2021), sans délaisser la vie de la Cité et l’engagement philosophique : Politique de la décoïncidence (2020) et l’Association Dé-coïncidences – François Jullien lisant les romanciers, y puisant des ressources pour penser ce que veut dire vivre : Stendhal, Flaubert, et d’abord Proust. « Stendhal c’est aussi important que Hegel » me disait-il, il y a quelques années de cela. L’aventure philosophique de Jullien ne cesse pas de se poursuivre, de se reprendre, essai après essai, afin de dire et de permettre un vivre vraiment vivant : vivre, enfin !

Cette chronique, après Michel Foucault (# 21) et Simone Weil (# 26) est la troisième consacrée à un auteur, un philosophe. Weil, Foucault, Jullien : une généalogie dans philosophie française contemporaine. Une « attitude critique ». Ou « décoïncidente ». Une philosophie qui se confronte au moment présent, s’écarte d’elle-même, explore ce que peut être une vie philosophique, ou philosophante. D’autres noms reviennent dans ces chroniques. Parmi nos contemporains, ceux de Bruno Latour, Marguerite Léna, Catherine Chalier, Barbara Stiegler, quelques autres. Il serait fécond de lire en vis-à-vis, et dans leur écart, d’une part L’incommensurable et Moïse ou la Chine et, d’autre part, Jean-Luc Marion, D’ailleurs, la révélation (Grasset, 2020). Avis à celle ou celui qui veut se lancer dans un tel travail ! 

  A l’instar de Foucault, Jullien n’est pas un philosophe (seulement) pour historiens de la philosophie ou philosophes de profession. Il est lu aussi bien par des artistes que des architectes, des économistes que des psychanalystes, des juristes que des physiciens, que des femmes et des hommes qui cherchent une stratégie philosophique pour « vivre en existant ». 

La pensée de François Jullien est une pensée féconde par les concepts qu’elle propose et dont il s’agit de faire usage : écart et entre, allusif, transformation silencieuse, décoïncidence, intime, seconde vie, propension, évasif et pervasif, inouï, incommensurable, etc. Ces concepts sont chargés d’intelligibilité chinoise (le paysage, la propension, l’évasif) ou chrétienne (l’événement, la vérité, l’intime). Ces concepts sont utiles. Utiles pour penser. Pour agir. Pour mieux penser. Et pour vivre.

Pascal David, o.p., est philosophe

Il a publié Penser la Chine. Interroger la philosophie avec François Jullien (Hermann, 2016)

 

(1) Les ouvrages de Fr. Jullien sont parus dans les maisons d’éditions suivantes : Philippe Picquier, Seuil, Gallimard, Galilée, Fayard, Grasset, L’Herne, Le Livre de Poche, L’Observatoire. Mentionnons le Cahier de L’Herne qui lui a été consacré en 2018

 

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