Capitalisme et démocratie : la fin d’une idylle ?

Une idylle est au départ un genre littéraire, un petit poème à sujet pastoral et amoureux ; par extension, une amourette, une romance naïve dont la durée est incertaine. Le terme qualifie assez bien la relation entre le capitalisme et la démocratie. Sur le temps long, les noces du capitalisme et de la démocratie représentent un intervalle court : les fiançailles sont prononcées à la fin du XIXe siècle, sur fond d’essor conjoint de systèmes de démocraties représentatives d’essence bourgeoise, d’éducation des masses et d’essor d’un capitalisme dirigiste avec l’État en chaperon. Les bans sont publiés peu après avec la généralisation du salariat en Occident, et les premiers droits sociaux accordés aux travailleurs alors que la première mondialisation débute. Les Trente glorieuses, puis les années 1990 qui semblent reléguer le communisme au passé d’une illusion[1], apparaissent au moins en Occident comme un apogée de cette union du capitalisme et de la démocratie. Depuis deux décennies, le temps se fait orageux et le capitalisme volage. Certains observateurs comme Pierre Hassner constatent l’essor des « démocratures[2] », piétinant les libertés individuelles tout en préservant une économie de marché très encadrée. D’autres évoquent, à l’instar de Pierre-Yves Hénin et Ahmet Insel, un « national capitalisme autoritaire[3] » qui fait de l’éviction des libertés fondamentales une condition d’efficacité du capitalisme d’État ou du capitalisme « politique ».

Un tel constat nous laisse dans une impasse décliniste. Craindre que la « péninsule » capitaliste ne se détache du « continent » démocratique, c’est avant tout projeter une vision occidentale sur la démocratie, l’essentialiser, la décrire comme une trajectoire linéaire : la liberté économique ne pourrait s’accomplir que dans un système politique pluraliste consacré par des institutions stables et représentatives, par le jeu de l’élection. C’est oublier un peu vite le temps considérable qu’il nous fallut pour construire ces institutions, pour qu’elles englobent peu à peu toute la société, et encore avec les lacunes que nous connaissons. Rappelons ces mots de François Furet : « en 1879, la révolution rentre au port[4] »… près d’un siècle après l’Assemblée constituante et la prise de la Bastille. Amartya Sen nous invite à nous décentrer pour repenser la démocratie dans L’idée de justice[5] : après avoir montré que la démocratie a existé en Afrique dès le XIIIe siècle ou dans la Chine antique, comme bon nombre d’historiens ou d’anthropologues de l’histoire globale, il invite à trouver une définition de la démocratie autour du plus petit dénominateur commun qui existe à l’échelle mondiale : la puissance de la délibération, le « gouvernement par la discussion ». La démocratie existe par « l’ampleur des possibilités réelles qu’ont de se faire entendre des voix différentes, issues de diverses composantes de la population ».  Partant de là, assiste-t-on au crépuscule de ce mariage de raison célébré entre le capitalisme et la démocratie ? Le capitalisme infidèle dérive-t-il vers l’illibéralisme ? Ou la mue du capitalisme peut-elle produire un reset salvateur du logiciel démocratique ?

Après avoir montré comment historiquement s’était opérée la rencontre entre démocratie et capitalisme, au risque d’une utopique fusion dans la « démocratie de marché » ou « l’enlargement[6] » dans les années 1990-2000 (I), nous verrons comment le capitalisme rentier et faussement disruptif du premier XXIe siècle s’accommode de mieux en mieux de l’illibéralisme et du néo-nationalisme, des lames de fond puissantes et mobilisatrices dans des pays autoritaires qui ont peu ou pas connu la tradition du pluralisme politique dans leur histoire (II). La rénovation d’une démocratie universaliste, permettant d’imaginer un capitalisme soutenable, socialement, écologiquement et politiquement, reste à faire si l’on veut éviter le divorce (III) anticipé par Dani Rodrik avec son « triangle d’incompatibilité » entre mondialisation, démocratie et souveraineté nationale[7].

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Le capitalisme en tant que système économique a préexisté à la démocratie et a prospéré longtemps sans elle (I).

Il est né de pouvoirs monarchiques forts et rivaux, mais surtout d’empires repoussant sans cesse leurs marches-frontières (I.1.).

Les capitalistes existent dans la Chine impériale antique, qui instaure un régime de propriété privée, voit prospérer des prêteurs qui pratiquent le prêt à intérêt. En Occident, les « hommes d’affaires » apparaissent au Xe siècle selon le médiéviste Jean Favier[8]. Les capitalistes accompagnent l’essor du commerce international, en inventant de nouvelles techniques comme la lettre de change (l’ancêtre du chèque), en développant l’assurance et le prêt pour armer des bateaux (les prêts dits « à la grosse aventure »). Ils voisinent alors avec les notaires, maîtres de l’information sur les richesses, dépositaires des secrets de la succession.

A l’époque moderne, le capitalisme accompagne le développement du commerce international et des grands voyages transocéaniques, dominés d’abord par les empires ibériques, puis la thalassocratie anglaise. Le capitalisme a le pied marin. La maîtrise des routes commerciales devient un instrument de puissance pour des États monarchiques en concurrence, qui suivent les préceptes du mercantilisme. Les guerres qui les opposent donnent lieu aux premières institutions capitalistes, en dehors de tout cadre démocratique : les banques centrales de Suède et d’Angleterre sont créées pour financer à la fin du XVIIe siècle les guerres contre Louis XIV. La « monétisation » des dettes souveraines a donc préexisté à la démocratie. Les rois confient aussi la perception des impôts à de grands financiers, les fermiers généraux, souvent récompensés par des terres, des titres de noblesses, et les droits afférents. Le patrimoine mobilier n’est pas alors coupé du patrimoine immobilier. Le capitalisme a pu donc très bien vivre en dehors d’un cadre démocratique. Il a prospéré enfin grâce à la traite des esclaves et à la colonisation, qui instaurent un système mondial de domination économique du centre sur sa périphérie.

Ces systèmes d’expropriation de la richesse alimentant le premier capitalisme mondial ont préexisté à tout cadre démocratique : traite arabe de la côte orientale de l’Afrique pour alimenter l’Inde des Rajahs en esclaves ; traite transocéanique orchestrée par les Européens ; colonisation prédatrice des Ibériques sur le Nouveau Monde, beaucoup plus profonde que la colonisation européenne du XIXe siècle par les puissances européennes car elle transforme de fond en comble les sociétés indigènes au point de les effacer ou presque.

La Renaissance a installé le capitalisme comme pratique, dans un cadre politique partagé entre monarchies, empires, duchés, villes franches, etc. A ce moment clef de l’histoire européenne, le capitalisme accompagne la Réforme qui donne à l’individu une place primordiale dans le monde chrétien, encourageant la connaissance par le livre et non par le prêtre. La croyance en la prédestination dans le courant calviniste est perçue par Max Weber comme la condition de l’éclosion du capitalisme[9] : niant le Jugement dernier, les Réformés croient en la prédestination, une élection ex ante par Dieu dont on ne peut que chercher des preuves dans sa vie terrestre, à travers par exemple l’entreprise, l’enrichissement et la réussite individuelle. La Renaissance enfin permet en diffusant le livre de faire circuler des idées à un public moins captif, d’alimenter des controverses, de faire naître une opinion publique cultivée et critique, d’habituer à la dialectique. La démocratie est en germes derrière l’idée de tolérance, au sens voltairien : on doit garantir la liberté d’expression à celui dont on ne partage pas les idées. L’aspiration à l’enrichissement et l’aspiration à la discussion se nourrissent donc mutuellement[10].

La fin du XVIIIe siècle est l’histoire d’une rencontre manquée entre capitalisme et démocratie (I.2) :

La constitution américaine consécutive à la déclaration d’indépendance, la déclaration des droits de 1789, avaient pourtant créé un pont entre eux. Ces textes portent la trace de la philosophie utilitariste de Jeremy Bentham[11] et de la quête du « bonheur », une idée neuve en Europe. La consécration de la liberté d’entreprendre, de s’enrichir, de posséder et de transmettre une terre, de dépasser sa condition (son ordre, sa corporation, sa communauté religieuse) sont maintenant garanties par le droit et apparaissent comme les conditions du bonheur, individuel et de surcroît collectif. Une formidable émancipation laïque est à l’œuvre, qui entend protéger de tout dogme des individus libres de débattre et d’innover, qui dès avant la révolution avaient commencé à se réunir dans des sociétés savantes fondées par des intellectuels et des mécènes.

La révolution industrielle se déploie dans ce cadre nouveau qui protège les droits de l’individu, devenus inaliénables : la richesse et les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur « l’utilité commune » des individus, leurs « vertus et talents » (art 1 DDHC). Ce n’est pas un hasard si l’on fait débuter la révolution industrielle avec l’obtention par James Watt d’un brevet sur sa machine à vapeur par le Parlement en 1769. La protection de la propriété intellectuelle est la protection de l’égoïsme et du désir d’enrichissement individuel concourant à l’intérêt général, tel que le formule Smith en 1776[12]. La révolution industrielle érige le capitalisme en système. D’ailleurs, la première occurrence du mot « capitalisme » apparaît en 1795 dans une lettre d’Arthur Young, d’après l’anthropologue Jack Goody.

Le capitalisme est alors associé au « libéralisme », sans que cela signifie la « démocratie ». La reconnaissance des libertés favorables au commerce et à la prospérité est inscrite dans les chartes de régimes autoritaires à la suite du Congrès de Vienne en 1814-1815. Mais le non-respect de ces libertés conduit à des contestations violentes dès les années 1820, en Espagne, en France, en Italie et aboutit au cycle des révolutions de 1848. Les libéraux s’unissent alors aux mouvements réclamant l’autodétermination des « petites nations».

De cette rencontre entre libéralisme et nationalisme naît un désir d’institutions plus représentatives du peuple, alors que les Chambres rassemblent surtout des pairs aristocratiques. Mais rares sont alors les régimes démocratiques : l’Angleterre est une démocratie élitiste, aux mains des nobles et des propriétaires terriens ; la France est au mieux une monarchie censitaire, si l’on retranche la brève expérience de la Seconde République. Né de la guerre, le capitalisme devient cependant un instrument de paix à cette époque, puisque le commerce entre les peuples est présumé adoucir les mœurs, selon Montesquieu. Entre 1815 et le début des années 1860, le capitalisme libéral prospère sans démocratie institutionnelle ou presque, car les libéraux se sont accommodés de monarchies institutionnelles préservant l’équilibre des forces en respectant peu ou prou leurs frontières réciproques.  

Karl Polanyi a bien identifié les trois totems de ce capitalisme[13] qui, par ailleurs, se détourne maintenant de toute préoccupation sociale, se désencastre de la société : l’équilibre des puissances, l’étalon-or, l’autorégulation du marché. A aucun moment la démocratie n’est convoquée comme un pilier du système capitaliste libéral. L’idée même de redistribution est absente, ou accidentelle : des patrons paternalistes, dans un souci d’ordre social, ou bien des capitalistes protestants désirant faire charité (on pense à A. Carnegie et à son « Évangile de la richesse ») sacrifient une partie de leur richesse pour humaniser ce capitalisme. Mais c’est une exception et pas une règle.

Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que le capitalisme se fonde dans la démocratie institutionnelle et intègre ce souci de répartition (I.3).

En France, la reconnaissance du droit de grève (suspension de l’interdiction de coalition) sous Napoléon III, la reconnaissance des syndicats (loi Waldeck Rousseau en 1884) puis de la libre association (1901) apparaissent comme des décisions libérales pour participer à la modernisation de l’économie et à la pacification des relations entre le travail et le capital, alors que les manifestations se multiplient et se durcissent, et que la peur du basculement dans la révolution socialiste guette les puissants. Les lois se multiplient pour reconnaître à l’individu, peu à peu, des droits sociaux, alors que la mondialisation qui débute dans les années 1870 crée une mobilité des travailleurs et accentue la violence sociale. Ainsi que le rappelle Éloi Laurent[14], « ce ne sont pas moins de 24 pays européens qui, entre 1880 et 1935, adoptent des lois sur les accidents du travail et les programmes couvrant le risque vieillesse. En 1935, vingt pays disposent de lois sur l’assurance santé et quinze pays de systèmes d’assurance chômage ».

Ces lois sont le cadeau offert en contrepartie de l’acceptation du salariat, qui substitue les contrats individuels aux contrats de louage collectifs. Le salarié renonce au produit de son travail contre une rémunération, au bénéfice du propriétaire des machines, qui commercialise les biens. Ce salariat s’élargit aux catégories ruinées par la baisse de la valeur de la rente terrienne, des propriétaires plus diplômés qui sont peu à peu obligés de travailler pour subvenir à leurs besoins, ainsi que le remarquent Luc Boltanski et Eve Chiapello[15]. Ces enfants des « nouvelles couches[16] », des classes moyennes, sont englobés dans le système capitaliste et participent à créer un « nouvel esprit du capitalisme », à diffuser l’éthos capitaliste, fondé sur le mérite et le diplôme. L’école dans ce capitalisme prend une place centrale : elle offre des compétences aux entreprises ; elle permet aux jeunes démocraties d’inculquer aux populations des valeurs essentielles à l’ordre social, l’obéissance et le mérite.

Peu à peu dans ce jeu social, l’entreprise accorde au salarié des contreparties protectrices.  C’est ainsi que la démocratie pénètre dans l’entreprise : les conventions collectives (1919), les institutions représentatives du personnel (1936), les comités d’entreprise (1945) etc. traduisent cette alliance du capitalisme méritocratique et de la démocratie. Les élections du personnel deviennent un moment important de la vie de l’entreprise, alors que les centrales syndicales sont extrêmement puissantes et que la proportion d’ouvriers atteint un apogée dans les sociétés occidentales. Si l’entreprise est le lieu de la hiérarchie et d’une distribution autoritaire du pouvoir et inégalitaire des bénéfices, elle commence à laisser une place pour l’expression des parties prenantes essentielles à la création de richesse.

L’aboutissement de ce rapprochement entre la démocratie sociale et le capitalisme libéral est « l’État social » instauré notamment en France par l’ordonnance de la sécurité sociale en 1945. Elle refonde notre contrat social en trouvant un point d’équilibre entre le travail et le capital, sous les auspices des institutions démocratiques. Les partenaires sociaux négocient avec l’État un système de prévoyance par répartition sous une forme assurancielle : travailler ouvre des droits, par ses cotisations, et donne droit à des prestations. Le mariage entre la démocratie et le capitalisme, repoussé, est enfin célébré, au nom de la redistribution « verticale », des actifs vers les inactifs, des jeunes vers les âgés, des sains vers les malades. Les décennies suivantes sont l’apogée de cette union : l’État démocratique planifie les priorités du marché et les capitalistes bénéficient de sa protection : prêts garantis par l’État et administrés ; nationalisations provisoires ; contrôle des changes permettant de « booster » la compétitivité prix par des dévaluations compétitives en cas d’essoufflement de l’innovation ; filières nationales à l’abri de tarifs protectionnistes ; compromis fordien préservant la paix sociale en indexant les salaires sur les gains de productivité ; débouché pour les aspirations méritocratiques des enfants des catégories populaires par le développement de l’enseignement secondaire, puis supérieur, et l’augmentation des postes d’encadrement.

D’où l’installation d’une mystique des Trente glorieuses qui fait oublier que cette montée en puissance se fait grâce à la persistance d’une forte inégalité mondiale. L’égalisation des conditions promise par Tocqueville semble à l’œuvre certes, mais principalement en Occident, et secondairement en Amérique latine et en Asie du Sud-Est. Les démocraties qui se sont installées à la fin du XIXe siècle ont hérité des structures capitalistes, souvent prédatrices, extractives, et ne les ont pas remises complètement en cause. Elles se sont contentées de réinventer un discours émancipateur et universaliste pour justifier le maintien temporaire en minorité de peuples et de ressources pouvant servir leurs ambitions du moment. La décolonisation n’a guère eu d’effets, substituant largement la tutelle des blocs à celle de la colonisation. Le commerce reste inégalitaire et la part de l’inégalité entre les États dans l’inégalité globale, à la fin des années 1970, représente encore plus de 55%[17]. Cette part baisse depuis les années 1980, à la faveur des investissements des firmes qui accélèrent les transferts de technologies entre le monde développé et le monde pauvre.

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Les années 1990 ont poussé jusqu’à la caricature l’idée d’un mariage de raison entre capitalisme et démocratie libérale, nous amenant à relire les auteurs libéraux comme des prophètes pointant du doigt le chemin à suivre à l’avenir : l’URSS s’effondrait, montrant où pouvait amener un État planiste jusqu’auboutiste et totalitaire. Les autres puissances communistes, Corée du Nord exceptée, basculaient vers l’économie de marché et intégraient les institutions libérales, sans pour autant adopter la démocratie pluraliste : la Chine de Deng Xiaoping débutait ses « quatre modernisations » dès 1978, le Vietnam se lançait dans le Doi Moi en 1986, l’Inde de M. Singh choisissait le libéralisme et mettait fin pour avoir des prêts du FMI au système planiste inspiré de l’URSS et aux célèbres licences Raj empêchant l’insertion mondiale. Le monde pacifié sous la houlette des États-Unis célébrait la « fin de l’histoire », voulait bénéficier des « dividendes de la paix » dans un « nouvel ordre mondial » qui revenait aux règles multilatérales. La coalition mondiale mise sur pied pour attaquer rapidement S. Hussein, agresseur du Koweït, montrait le succès des principes occidentaux : respect du libre-commerce, respect de l’intégrité territoriale, autodétermination des peuples. L’enlargement participait de la même logique, le libéralisme et la démocratie devant progresser de concert selon Bill Clinton. Tout aussi caricatural, le « democracy and state building » reposait aussi sur l’arrimage forcé à la mondialisation libérale pour convertir les pays du Grand Moyen Orient à la démocratie. A contretemps semblaient triompher les grands auteurs libéraux. Tocqueville tout d’abord. Comme il l’avait prédit, le maître et le serviteur se reconnaissaient enfin égaux en droit, malgré les inégalités de fait. Les inégalités étaient justes parce qu’acceptées contractuellement[18]. Les positions sociales n’étaient pas figées dans le capitalisme libéral, immuables, le serviteur pouvant un jour devenir le maître[19].  Hayek ensuite, qui s’inquiétait en 1944 de la capacité des décideurs à abdiquer leur liberté individuelle pour se soumettre à un État planiste, expliquant les racines communes, et la causalité, entre le socialisme et le nazisme (une causalité démentie par tous les travaux historiques depuis). Il faisait de la période des années 1930-1940, et de l’étatisation croissante de la vie économique et sociale, une « contre-renaissance ». Sans qu’il soit question pour autant d’exclure l’État de la vie économique (« il n’y a pas de système rationnellement soutenable dans lequel l’État ne ferait rien », concède-t-il). On en oublierait presque les événements de la place Tien An Men, avec des milliers de morts parmi les étudiants qui justement demandaient à Deng Xiaoping l’avènement d’une cinquième modernisation, la démocratie. Les attentats du 11 septembre signifient le rejet à la fois du libéralisme (Manhattan comme cœur de la finance, en usant d’internet et des médias de masse) et de la démocratie (une ville cosmopolite, mais aussi le Capitole, cible manquée, mais cible incarnant l’une des plus vieilles institutions démocratiques des États-Unis).

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            Si un divorce se profile entre la démocratie et le capitalisme, comme toujours, les torts sont partagés (II).

Ceux du marché sont faciles à détecter (II.1).

Premièrement, la fin de la promesse démocratique contenue dans le capitalisme, et que formulait très bien Schumpeter en 1942 : « La reine Elizabeth possédait des bas de soie. L’achèvement capitaliste n’a pas consisté spécifiquement à procurer aux reines davantage de ces bas, mais à les mettre à la portée des ouvrières d’usine et échange de quantités de travail constamment décroissantes[20] ». En produisant plus, en divisant le travail, en réduisant les coûts de transaction, on pouvait faire baisser les prix et démocratiser la consommation. Cette ambition semble s’évanouir depuis l’avènement de l’économie numérique, qui a créé non pas des cohortes de start upers, mais quelques entreprises géantes rentières. François Lévêque[21]montre bien cette transition vers les entreprises hyperpuissantes : analysant l’évolution du rapport entre prix de vente et coût marginal, il montre l’envolée de ce ratio alors que dans les secteurs les plus mondialisés, le coût marginal tend vers zéro. On peut en déduire que ces géants ne subissent pas une concurrence telle qu’elle les pousse à baisser leur prix.

Deuxièmement, le capitalisme promettait de récompenser l’innovation et de pourchasser les rentes. Or nous assistons à la création d’un capitalisme rentier et à un ralentissement des cycles d’innovation qui se traduit par une croissance molle. En ne baissant pas les prix quand les coûts de production diminuent, les entreprises augmentent leurs marges. L’emploi de ces marges en dit long sur ce capitalisme rentier : si l’on regarde l’évolution croisée du taux de marge et du taux d’investissement, on s’aperçoit que les courbes s’éloignent l’une de l’autre : le taux de marge augmente quand le taux d’investissement stagne. Les marges ne nourrissent donc pas prioritairement l’innovation et servent en grande partie à récompenser les actionnaires. Beaucoup de ces grandes entreprises réinvestissent leurs profits dans le rachat de leurs propres actions pour en faire monter le cours artificiellement, donnant une fausse information sur le potentiel d’innovation de leur entreprise. L’information ne traduit pas toujours la réalité. Parfois le montant des rachats d’action dépasse d’ailleurs le budget de R & D de l’entreprise concernée. Les rachats d’action se portent en outre sur d’anciennes valeurs, sur le marché de l’occasion. Le marché d’émission des actions, qui donne un instantané des jeunes pousses innovantes ayant des besoins de financement, ne représente qu’1% des transactions sur les marchés boursiers. Précisons, enfin, que ces marges ne servent guère à augmenter les salaires dans le contexte de compétitivité intense de la mondialisation. D’ailleurs, depuis les années 1980, même si la France fait légèrement exception, le partage de la valeur ajoutée va de plus en plus au capital, et de moins en moins au travail[22]

Troisièmement, l’évanouissement de la promesse méritocratique : le mérite explique selon B. Milanovic moins de 10% de la réussite individuelle[23], la famille et le milieu de naissance près de 80%. En outre, la concentration des revenus et des patrimoines se fait maintenant, fait inédit, dans les mains des mêmes personnes qui bénéficient de diplômes survalorisés dans la compétition mondiale, et cherchent à fonder une famille ensemble (appariement sélectif). Les inégalités se creusent entre ceux qui cumulent les atouts et ceux qui additionnent les handicaps.

La démocratie cependant ne s’en sort guère mieux au plan comptable (II.2).

Tout d’abord, la volonté des États démocratiques de tout contrôler face à un marché qui entend les affaiblir conduit à de dangereuses dérives. De ce point de vue les lignes qui suivent, rédigées en 1944 par F. Hayek[24], semblent prophétiques. Selon lui, la croyance des élites dans un « planisme » corrigeant les imperfections de marché ruinera la démocratie en anéantissant le principe de la représentation : « même si le peuple a décidé que le parlement préparera un plan économique complet, cela ne signifie pas que le peuple ni le parlement soient capables de se mettre d’accord sur un plan déterminé. L’inaptitude des assemblées démocratiques à exécuter ce qui paraît être un mandat très clair du peuple ne pourra manquer de discréditer les assemblées démocratiques. On en vient à considérer les parlements comme d’inutiles parlottes, incapables d’accomplir les tâches en vue desquelles ils ont été élus. Et l’on se convainc de plus en plus que pour faire un planisme efficace, il faut en retirer la direction aux « politiciens », et la confier à des experts, à des fonctionnaires permanents, ou à des organismes autonomes ». Le regain des populismes qui veulent court-circuiter les parlements pour s’adresser directement au peuple manifeste tout à la fois le rejet de ces technocrates, de ces experts, et du principe de la délégation dans un système démocratique électif.

L’inefficience de l’État a été depuis largement documentée par les économistes du Choix Public, notamment Georges Stigler dans la « théorie de la capture par la réglementation[25] ». Les règles de l’État sont orientées pour favoriser des lobbies industriels, syndicaux, patronaux, et ne servent pas le bien commun. L’État n’est pas copiloté par des fonctionnaires et des politiciens désintéressés et bienveillants. Ces derniers cherchent à maximiser leur intérêt, leur prestige, leurs revenus, ce qui peut conduire à des attitudes clientélistes. Ces économistes libéraux en déduisent la nécessité de mettre en concurrence les services publics et de les évaluer pour les rendre efficaces et transparents, inspirants une nouvelle génération de technocrates éduqués selon les théories du New Public Management : appliquer à l’État les recettes qui ont réussi en entreprise… La démocratie sort épuisée de quarante années où contrairement à une idée reçue, les dépenses publiques collectives ont largement été contenues (à un peu moins de 27% du PIB en France), au contraire des dépenses publiques sociales alourdies par le vieillissement des sociétés, et la réglementation n’a cessé de compliquer l’action de l’État. Le temps de la décision s’est rallongé, alimentant une défiance pour une démocratie jugée lente, coûteuse, inefficace. De ce point de vue, le dogme libéral et les contraintes d’évaluation n’ont guère amélioré l’efficience de l’État. L’appel d’un nombre croissant de concitoyens pour transférer des services publics au marché se nourrit de ce constat. C’est une vieille recette qui a été appliquée depuis le début du XXIe siècle : réduire les recettes fiscales plus vite que les dépenses publiques, pour réduire le périmètre d’intervention de l’État, constater que les services rendus se dégradent, et expliquer qu’il vaut mieux transférer au marché le service… 

Ensuite, si la révolution de l’informatique donnait l’espoir d’une démocratie plus horizontale permise par l’innovation capitaliste et la société technicienne, le bilan est plus nuancé : les réseaux sociaux ont participé à construire une nouvelle économie des identités, à créer des logiques de club, à accentuer une « tribalisation » de la société (on se retrouve par pairs, mêmes passions, mêmes revenus, mêmes idées politiques, et souvent ces tribus se fondent sur des messages clivants où l’on cherche la surenchère[26]) et une « ère du clash[27] » (pour exister sur les réseaux sociaux, il faut adopter des positions radicales au risque sinon de ne pas être un influenceur, de se noyer dans la masse), à pousser si loin l’horizontalité que le relativisme se banalise (qu’importe que l’on soit un youtubeur ou un prix Nobel, son opinion peut avoir sur tel sujet la même importance aux yeux de millions de gens). Trop souvent les démocraties occidentales rêvent sans le dire d’un crédit social à la chinoise et croient pouvoir amadouer les géants du numérique pour les aider à construire leur « capitalisme de surveillance[28] », ainsi que le remarque Shoshana Zuboff : en kidnappant les données numériques des citoyens-consommateurs, on peut déterminer en temps réel leurs aspirations, stabiliser des clientèles électorales devenues trop versatiles. En accaparant le « surplus comportemental » (messages, photos, tous types d’échanges instantanés) de ces individus, qui en viennent à perdre tout libre arbitre, on peut les accompagner dans leur prise de décision, l’orienter en temps réel, en même temps que l’on déploie son « architecture d’extraction » pour mieux innover et surclasser ses concurrents : la voiture connectée n’est pas un objet mais un outil de collecte de données sur la conduite du pilote pour améliorer les futurs services et produits. Ces techniques sont de plus en plus difficilement conciliables avec la préservation des libertés individuelles, l’autonomie des individus au sens de Rousseau, l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite. Les entreprises dominant le secteur numérique se donnent le droit de défier les démocraties : émission de monnaie comme des États souverains ; fourniture de renseignement satellitaires à des pays en guerre (Elon Musk avec l’Ukraine) ; refus de donner des données personnelles à une agence fédérale (Apple lors des attentats du marathon de Boston en 2013) ; et bien sûr soustraction au fisc d’une grande partie des richesses, par le transfert de bilan et les montages complexes entre une myriade de paradis fiscaux. Elles ont beaucoup plus de scrupules quand elles traitent avec des grands marchés correspondant à des pays totalitaires : ainsi Amazon a accepté de retirer en Chine les appréciations inférieures à 5 étoiles sur 5 pour le dernier ouvrage de Xi Jinping…

Les crises en chaîne du XXIe siècle auraient pu réhabiliter l’État protecteur et la démocratie sociale, dans les pays prospères gâtés par le capitalisme au XXe siècle. Mais elles ont surtout mis au premier plan les failles de ces démocraties, et leur incapacité à se montrer solidaires des pays où la richesse n’avait pas encore ruisselé. Pire, divers mouvements nés du capitalisme mondialisé ont produit une atomisation de la société en citoyens-consommateurs, ainsi que le redoutait Francis Fukuyama (II.3.)

Le terrorisme, disant défendre et venger les victimes d’un capitalisme immoral (ou amoral), a confronté la démocratie au risque de la division, l’a amenée à internaliser dans le droit commun des mesures d’exception, du Patriot Act aux États-Unis (2001) aux lois normalisant l’état d’urgence en France (en 2017, puis avec la crise sanitaire en 2020). Il a flouté pour beaucoup de nos compatriotes la frontière entre Islam et islamisme, oubliant que la plupart des victimes du terrorisme dans le monde étaient des musulmans dans les pays pauvres et/ou en guerre. Il a instillé une nouvelle hiérarchie de citoyens dans les vieilles démocraties, en laissant nombre de partis populistes s’emparer de la figure de « l’ennemi » (du grand capital pour l’extrême gauche au clandestin et au demandeur d’asile pour l’extrême-droite).

La pandémie de Covid aurait pu réhabiliter l’État hospitalier, mis à mal par la gestion néo-libérale fondée sur des métriques détachés des impératifs de bien-être et exclusivement centrés sur l’optimisation des coûts : mais elle a révélé la fragilité de notre système médical, la dépendance à des prestataires privés pour organiser la riposte vaccinale[29], l’impossibilité pour les vieilles démocraties de s’unir pour mutualiser l’achat des vaccins, Europe exceptée, et les faire tomber dans le domaine public pour en fournir aux pays pauvres, qui se sont souvent rabattus sur les vaccins russe ou chinois. Elle a aussi agité le spectre de la division, entre vaccinés et non vaccinés, et accentué la porosité entre état d’urgence et droit commun (conseil de défense sanitaire, curieux pass vaccinal aussitôt voté aussitôt abandonné). Bien sûr la réduction de la liberté de mouvement dans le cadre de la crise sanitaire pouvait être justifiée par la recherche du bien commun. Mais elle a durement éprouvé la démocratie.

La crise climatique, aggravée si ce n’est provoquée par le consumérisme inhérent aux sociétés capitalistes avancées, a enfin montré l’incapacité des démocraties à agir vite et bien, y compris dans l’intérêt des pays les plus vulnérables : multipliant les normes environnementales chez elles, elles ont exporté leur pollution (nous produisons nos médicaments en Inde ou en Chine pour des raisons de coûts, mais aussi parce que les principes actifs sont jugés trop polluants pour être produits en Europe, notamment) chez eux.

La crise financière de 2008 a montré enfin que dans les démocraties, on privatisait les gains et on mutualisait les pertes, sous la forme de l’endettement public ou des augmentations d’impôts. La situation n’a guère changé depuis la mise en place de nouvelles règles prudentielles en 2010. Si l’activité des banques est bien plus contrainte, l’essentiel de la création monétaire a glissé dans la trappe à liquidité et créé une dangereuse spéculation sur l’immobilier et certaines valeurs financières, les acteurs de marché s’endettent plus facilement qu’avant pour acheter des titres, du fait de la dérégulation des marchés financiers. Pendant ce temps, la part des richesses créées dédiées aux salaires a baissé dans les pays riches (stagné en France) et les inégalités internes ont explosé : le rapport entre le revenu moyen des 10% les plus aisés et celui des 50% les plus pauvres est passé depuis 1980 de 8,5 à 15 fois. Les nations se sont enrichies indéniablement grâce à la mondialisation, mais les États se sont appauvris, à mesure qu’ils s’endettaient pour réparer les dommages causés par les crises en chaîne du capitalisme. Le fait a été accentué par le Covid qui a amené les États riches a emprunté entre 10 et 20% de leur PIB aux acteurs privés. Aujourd’hui, le patrimoine public net de la plupart des grands États est devenu négatif quand le patrimoine privé dépasse largement la valeur du revenu national. La Grande-Bretagne a vu son patrimoine public net passer de 60% du revenu national à la fin des années 1960 à -170% en 2020. Difficile de ne pas y voir un signe d’affaiblissement de l’État[30]. C’était d’ailleurs le programme de Madame Thatcher ou de Monsieur Blair.

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La conséquence de tout cela est l’apparition d’un contre-modèle illibéral acceptant le capitalisme rentier et le mariant avec des dictatures new look, piétinant les droits du Parlement, niant les libertés fondamentales, acceptant la violence dans les rapports sociaux. Poutine et ses oligarques sont un exemple, comme Erdogan ou Bolsonaro et leur armée. Des oligarchies proches du pouvoir, utilisant massivement la corruption et la violence, matent les syndicats, musèlent la presse, restreignent la liberté de manifestation, d’expression, de religion, et promettent à quelques entreprises un enrichissement sans limite tant qu’elles n’ont aucune ambition de démocratisation. La réécriture de l’histoire centrée sur un passé essentialisé, appelant le plus souvent à mettre en lumière une unité ethnique fantasmée (les han en Chine, les Turcs en Turquie, les Slaves orthodoxes en Russie …), participe de cette fragilisation de la démocratie. Ces démocratures apparaissent comme un contre-modèle, une alternative aux démocraties occidentales qui elles tentent d’imposer au marché un carcan « moral ». Les mantras de la RSE traduisent cette différence entre démocraties ouvertes et démocratures illibérales : tolérance aux différences, lutte pour l’inclusion des femmes et des minorités, sanction des discriminations. Dans les États autoritaires, les parlements sont réduits à de vulgaires chambres d’enregistrement et les opposants contraints au silence ou à l’exil. La Chine est un exemple à part, car elle conserve un logiciel communiste qui postule une possible transformation de l’homme dans l’intérêt du parti et de l’État. Même si elle fait figure de prototype d’un capitalisme d’État autocratique. L’Inde est au milieu du gué, revendiquant toujours son statut de plus grande démocratie du monde, mais ayant pris depuis l’arrivée de N. Modi un biais raciste et antimusulman préoccupant, à tel point que C. Jaffrelot parle de « démocratie ethnique national-populiste[31] ». A. Insel et P.-Y. Hénin[32] ont pour décrire ces phénomènes forgé le concept de "national capitalisme autoritaire », rappelant par certains aspects l’aube du nazisme qui avait su se concilier les forces du marché. K. Polanyi, en 1944, expliquait déjà que le fascisme était la seule idéologie totalitaire que l’on pouvait décrire comme « une révolution qui laissait le capitalisme intact ».

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Si le constat et la mise en lumière des dangers sont assez simples à formuler, reconnaissons que la construction et l’implémentation des solutions le sont beaucoup moins. Comment rénover une démocratie universaliste, permettant d’imaginer un capitalisme soutenable, socialement, écologiquement et politiquement (III).

Les crises en chaîne ont bien sûr en apparence redonné leurs lettres de noblesse aux États, notamment démocratiques, mais ce n’est qu’une façade (III.1.) :

On appelle les États démocratiques à la rescousse pour acheter des vaccins, trouver une parade aux attaques terroristes, sauver les banques victimes de leurs aventures sur les marchés à terme, négocier pour ouvrir une issue diplomatique aux guerres.

Mais ils sont devenus les boucs-émissaires de tous les problèmes largement créés par le tout-marché. Les électeurs veulent une école efficace, mais considèrent que l’argent investi dans l’éducation est mal employé au regard des classements internationaux. Ils veulent préserver l’hôpital mais ne se mobilisent pas massivement contre les fermetures de lit, le numérus clausus en médecine, etc. Ils s’indignent du scandale Orpéa, mais accepteraient-ils pour autant une nationalisation complète des Ehpad impliquant le financement coûteux d’une branche « grand âge » de la sécurité sociale, pourtant créée par le président Macron ? Ils veulent massivement engager une transition écologique, mais n’oublions pas qu’à chaque fois que l’État propose une « solution » contraignante (les 80 kms /h d’E. Philippe, les portiques sur les routes nationales de S. Royal), il est forcé de reculer face à la grogne sociale des bonnets rouges ou des gilets jaunes.

Les adversaires de l’État régulateur parmi les « experts » sont par ailleurs beaucoup plus nombreux qu’au temps d’Hayek et usent d’artifices discutables pour fragiliser l’action de l’État au service de la redistribution. La diabolisation de la dette publique en est une illustration. Une étude publiée en 2010 par Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff  établissant qu’une hausse de la dette publique d’un pays au-delà du seuil de 90% pèserait négativement sur sa croissance économique, donnait l’onction à cette pensée néolibérale et « austéritaire ». Elle a largement justifié les politiques de consolidation budgétaire notamment en zone euro, ou encore dans la Grande-Bretagne de David Cameron[33]. Quelques années plus tard, les chercheurs Thomas Herndon, Mickaël Ash et Robert Pollin découvrent que Reinhardt et Rogoff avaient supprimé des données « gênantes » (les années où la dette et la croissance étaient simultanément élevées) ; que la méthode pour affecter les pondérations aux différents pays était très discutable et, enfin qu’une « erreur » de codage avait exclu les pays dont la dette et la croissance moyenne étaient simultanément élevées. Ces trois éléments, pudiquement qualifiés « d’erreurs » ont biaisé les calculs en faveur du résultat favorable à l’austérité. Mais dans l’intervalle, les politiques de consolidation ont été déployées, freinant la reprise économique, ainsi que le reconnaissaient les économistes en chef du FMI dès 2013, Olivier Blanchard et Daniel Leigh[34]. Il est curieux que des économistes libéraux comme Pierre Cahuc et André Zylberberg fustigent chez les économistes keynésiens ou hétérodoxes une forme de « négationnisme économique[35] », assimilable au lyssenkisme de l’ère soviétique, et n’évoquent pas les mêmes comportements déviants chez les penseurs « orthodoxes », néo-classiques ou néo-libéraux…

Le capitalisme actuel doit amener à repenser la démocratie comme un art de la délibération, sans la limiter à un amas d’institutions représentatives, pour éviter la confiscation du pouvoir par une minorité (III.2.).

Notre vision de la démocratie reste institutionnaliste, avec des représentants auxquels nous confions un mandat mais qui subissent un procès en illégitimité dès le jour de leur élection. Pierre Rosanvallon insiste pour conjurer le mal sur la nécessité de mieux penser le passage de la « démocratie d’autorisation » à la « démocratie d’exercice ». Selon lui, notre système représentatif apparaît comme une « démocratie d’autorisation » : nous confions par le scrutin à nos représentants le droit de s’occuper en notre nom des affaires publiques. Longtemps, ce système a fait du citoyen le « souverain d’un jour ». Mais en l’absence d’équilibre partisan, de programme fort, et alors que l’individualisme érode l’autorité des institutions, cette modalité de la démocratie n’est plus satisfaisante pour les électeurs qui en appellent à une « démocratie d’exercice », donnant au citoyen un rôle « post-électoral ». Elle se fonderait, selon lui sur « la lisibilité, la responsabilité, la réactivité, le parler vrai et l’intégrité ». Il imagine trois pôles pour permettre cette meilleure inclusion du citoyen dans une démocratie élective qui ne ferait plus du vote l’unique pierre angulaire de la République : un « Conseil du fonctionnement démocratique », gardien de la transparence de l’action politique ; des « commissions publiques » chargées d’évaluer la qualité des politiques publiques et de ré-étalonner leurs objectifs au fil du temps, en proposant des remédiations aux politiques inefficaces ; des « organisations de vigilance citoyennes » spécialisées dans la surveillance des gouvernants chargées tout aussi bien de critiquer la parole politique que d’informer les citoyens.

Au-delà de ces amendements de notre démocratie nationale, Amartya Sen nous invite à affiner nos arguments pour réconcilier démocratie et développement, en élargissant la définition de la démocratie : « dans la philosophie politique d’aujourd’hui, la compréhension de la démocratie s’est énormément élargie, si bien qu’on ne la réduit plus aux impératifs du scrutin public ; on lui demande beaucoup plus d’envergure en termes d’« exercice du raisonnement public », selon l’expression de John Rawls. » Nous sommes encore victimes des théoriciens qui dans les années 1970 demandaient de choisir entre la démocratie et le développement économique en s’inspirant de modèles autoritaires d’Asie orientale, comme le Singapour de Lee Kwan Yew (inspirateur de Xi Jinping). Cependant, au regard des recherches les plus récentes, « les libertés politiques et les droits démocratiques sont des « composantes constitutives » du développement » rappelle l’économiste indien[36]. Il analyse notamment le cas indien, une démocratie qui fonctionne bon an mal an depuis soixante-dix ans malgré le carcan social des castes et l’immense pauvreté du sous-continent indien. Le choix du capitalisme libéral n’a pas en l’occurrence entravé la démocratie jusqu’alors, créant au contraire beaucoup plus de richesse que la phase planiste des décennies qui ont suivi l’indépendance. Cependant, il faut surveiller de près les évolutions en cours : le sort des femmes (mariages forcés et viols justifiés parfois par les conseils politiques locaux) ; le sort des musulmans (de plus en plus victimes de vendettas sous les yeux indifférents de Modi) ; la préférence affichée pour la Russie dans le conflit ukrainien, malgré l’invasion qui déroge au sacro-saint principe d’inviolabilité des frontières, cher à l’Inde… soulignent les limites de « la plus grande démocratie du monde ». Faut-il bannir l’Inde pour autant des démocraties et voir dans ces dérives une conséquence malheureuse du capitalisme violent qui s’y développe ? Pas aux yeux des spécialistes de ce grand pays. L’économiste Esther Duflo fait des assemblées locales et des conseils de village le lieu par excellence de l’empowerment des minorités, où elles sont capables de se saisir des opportunités théoriques que leur offre la démocratie. Elle en fait aussi un lieu de résolution des tensions sociales, un lieu de discussion où les villageois peuvent par exemple demander des comptes aux fonctionnaires défaillants, professeurs laissant leurs élèves sans faire cours, infirmières ne prenant pas leur service à l’hôpital[37]. Selon la prix Nobel d’Économie, cette économie de la discussion, fondement de la démocratie au sens de Sen, permet d’améliorer localement des situations et de lutter efficacement contre la corruption. La démocratisation n’est pas tant l’installation de régimes électifs que la garantie d’une circulation de l’information qui permette de transformer les comportements. En Ouganda par exemple, l’économiste évoque le cas d’écoles qui ne recevaient pas les dotations prévues par l’État parce que des fonctionnaires locaux les accaparaient. Il a suffi de rendre publiques dans la presse locale ces dotations, donc d’utiliser la presse, pour faire pression sur les comportements déviants et améliorer l’allocation des ressources[38].  Exemple rassurant qui ne doit pas cependant faire oublier que la démocratie restera quoi qu’il en soit bien imparfaite : dans son dernier ouvrage, coécrit avec son mari et co-récipiendaire du prix de la Banque de Suède, elle évoque aussi le cas d’un conseil de village qui a interdit à une jeune fille de 14 ans violée par un homme de 65 ans d’aller en justice comme elle le désirait. Tenant bon, la jeune fille a été molestée par les membres du conseil, y compris les femmes qui l’accusaient d’accabler de déshonneur sa communauté. S’il n’existe pas de définition universelle de la démocratie, il ne faut pas pour autant verser dans le relativisme des valeurs. La démocratie locale ne peut servir de paravent aux violences exercées sur les personnes vulnérables. Les auteurs s’inquiètent en outre d’une dérive de ces assemblées qui servent de plus à défendre en manipulant la démocratie les intérêts de castes : « les groupes formés par les castes se considérant désormais davantage égaux, ils se perçoivent aussi comme rivaux pour l’obtention du pouvoir et des ressources. Au fil des élections, la polarisation selon la caste est de plus en plus importante. Une part croissante des votes des castes supérieures converge vers le Bharatiya Janata Party (BJP), le seul parti indien opposé aux politiques de discrimination positive. D’autres partis sont apparus pour défendre les spécificités de chaque caste (…) La loyauté de caste permet aussi à la communauté de contrôler ses membres, souvent en violation de la loi[39]. » La démocratie ne signifie donc pas toujours l’infusion des valeurs libérales. Dans les cas précédemment évoqués, on ne peut pas accuser le capitalisme d’avoir fait dévier la démocratie de sa trajectoire. Elle a ses pathologies propres.

Cependant, là où le capitalisme a le mieux réussi, il tend à fragiliser la démocratie. Le cas des États-Unis est éloquent : selon Gabriel Zucman et Emmanuel Saez, lors de l’élection présidentielle qui a conduit Donald Trump au poste suprême, la vingtaine de candidats en lice aux primaires en 2016, dont la campagne coûtait plus d’un milliard de dollars, a été financée à plus de 50% par seulement 400 familles richissimes[40]. On se trouve authentiquement dans ce que les Anciens auraient appelé une ploutocratie. La pratique du pouvoir par le successeur de Barack Obama nous permet même, à la suite de l’historien grec Polybe, de parler d’une ochlocratie, d’un pouvoir de la foule, suivant avidement les saillies verbales du Président sur son compte twitter. La magie de ce système est de faire élire par cette foule généralement précarisée un pouvoir qui va aller contre ses intérêts : aux États-Unis aujourd’hui, la part du revenu national qui va aux 2,4 millions d’individus les plus riches a augmenté d’autant qu’elle a diminué pour les 100 millions d’Américains les plus pauvres ! Une redistribution verticale en sens inverse, donnant raison au milliardaire Warren Buffett quand il disait, « il y a bien une lutte des classes et c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et est en train de la garder[41] ». Comment en est-on arrivé là ? En fustigeant la fiscalité sur les hauts revenus et les hauts patrimoines, au nom de la théorie du ruissellement ou des « premiers de cordée » dans sa version française, qui amène à une situation d’évitement fiscal généralisé : le travail est plus taxé que le capital alors que les patrimoines sont le premier vecteur de l’inégalité mondiale, l’impôt sur les sociétés est constamment raboté… Si bien que, comme le rappelle à nouveau Warren Buffett, il est « le contribuable le moins imposé du bureau[42] »…

 

Sortir du piège populiste impose de repenser ce que l’on peut faire avec la croissance économique pour consolider la démocratie (III.3.). L’ère de l’opulence n’a pas été uniquement une ère d’accumulation, car chaque nouvelle technologie inventée pour améliorer l’existence humaine s’est accompagnée d’une perte. Le philosophe Bernard Stiegler par d’un phénomène de « mécroissance » pour qualifier cette société qui, devenant de plus en plus technicienne, disruptive, fait dans le même temps disparaître nos savoir-faire et de nos savoir-vivre. D’autres comme le sociologue Hartmut Rosa y voient les conditions d’une nouvelle barbarie, d’une perte de repères et d’une désespérance généralisée chez les individus[43].

Le capitalisme actuel réduit l’accomplissement personnel à l’expérimentation du plus grand nombre de possibles, accentuant une compétition avec les autres et avec soi-même. Dans une société où tous les repères se liquéfient, chaque individu doit accepter une débauche considérable d’énergie pour simplement maintenir sa place dans la compétition sociale. Dans cette « société liquide », l’engagement disparaît tant sur le plan politique (les Antilles ont voté massivement en 2022 pour Marine Le Pen quand elles plébiscitaient jusqu’alors Jean-Luc Mélenchon) que personnel (on termine une relation amoureuse par un simple SMS, on licencie une partie de ses équipes par conférence Zoom). Tout engagement est vécu comme un lien, une amarre qui empêche de saisir le mouvement permanent, mouvement qui nous condamne à rester sur l’écume des choses et à rejeter la complexité et la nuance[44].

Nombre d’auteurs voient comme remède au mal démocratique le développement d’un capitalisme de la coopération. C’est le cas d’Éloi Laurent, préférant à la « collaboration » une authentique « coopération » : il la définit comme l’intelligence collective apte à recréer une société de confiance en rendant impossible les comportements de passager clandestin[45].  Pour ce faire, comme l’explique Éloi Laurent, il convient de recréer un récit mobilisateur, un imaginaire collectif pour « donner du sens au passé et le relier au présent ». Et retisser des liens délités sous l’effet des « monstres de la raison économique » (2022). La première injonction pour bâtir ce nouveau récit est de donner la priorité à la transition écologique sur la transition numérique. On ne pourra accélérer la première sans décélérer la seconde, qui sera le premier émetteur de CO2 à l’heure des maisons connectées et de l’internet des objets. Notre dépendance à Netflix et aux réseaux sociaux empêchent pour l’heure ce freinage. Isabelle Stengers[46] appelle de son côté à « faire sens en commun », à développer l’intelligence collective, pour réconcilier les experts et le public, et repeupler l’imagination. A cet égard, la convention citoyenne pour le climat (CCC) est une piste prometteuse pour relancer le débat démocratique entre des citoyens de tous bords, avec deux ingrédients primordiaux : les connaissances scientifiquement établies sur la question soumise à la réflexion collective, et le dialogue qui mène au « gouvernement par la discussion » prôné par Sen. En moins d’un an, les membres de la CCC ont pu s’entendre sur des mesures ambitieuses et socialement justes, mais qui ont été ensuite dénaturées par le travail du gouvernement et du parlement, sous la pression de lobbies et d’idéologies réfractaires à ce type de changement. Eloi Laurent fait le rêve d’une telle intelligence collective pour animer les débats entre les élus au sein des assemblées parlementaires des pays capitalistes[47] et dépasser ainsi la critique formulée par Hayek (1944). Ce capitalisme soutenable ne peut advenir qu’en réinventant la démocratie, en la nettoyant du commerce de la peur qui a façonné les clivages politiques qui rejouent maintenant depuis vingt ans à chaque échéance électorale, opposant le camp du bien et le camp du mal. Si la peur est toujours pour le pouvoir un instrument pratique de soumission et de musèlement des oppositions, il est rarement efficace pour la démocratie à long terme.

Les problèmes conjoints du capitalisme et de la démocratie doivent être pensés à l’échelle globale car ils concernent des biens publics mondiaux : la qualité de l’air, le système monétaire international, la production de connaissances ou la paix. Les plus vulnérables étant les plus affectés par les pollutions, les crises monétaires ou des dettes souveraines, et l’insécurité et la guerre, les dépenses publiques pour répondre à ces problèmes devraient dépendre de financements mondiaux. C’est à ce niveau-là que doit être repensée la coopération et la solidarité pour bâtir une sécurité internationale dégagée des égoïsmes nationaux[48]. Pour beaucoup d’auteurs comme Thomas Piketty ou Emmanuel Saez, la solution réside dans une fiscalité mondiale sur le capital, qui pourrait également servir au remboursement de la dette publique mondiale actuelle. Dans le dernier chapitre de son best-seller Le capital au XXIe siècle[49], Thomas Piketty envisage un impôt progressif sur le capital. Pour réduire de 20 points le ratio dette/PIB en dix ans, il suffirait de ne taxer les patrimoines qu’à partir de 1 million d’euros, à hauteur de 1% jusqu’à 5 millions d’euros, puis à 2% pour les patrimoines de plus de 5 millions d'euros. Pour obtenir le même résultat en une seule année, il suffirait d’appliquer à ces tranches des taux respectivement de 10% et 20%. Il rappelle que ces taux n’ont rien d’exceptionnel. En 1945 un impôt exceptionnel sur le capital instauré pour réduire la dette publique avait un taux marginal de 25% pour les plus gros patrimoines. Emmanuel Saez et Gabriel Zucman ajoutent que la chasse à l’évitement fiscal (optimisation et fraude) permettrait d’accélérer prodigieusement la transition écologique. En 2017, ce dernier avançait les chiffres suivants à l’échelle mondiale : plus de 40 % des profits réalisés par les multinationales étaient délocalisés artificiellement dans les paradis fiscaux ; 8 % de la richesse financière des particuliers y était dissimulée. Avec à la clé un manque à gagner pour les États dépassant 350 milliards d’euros par an, dont 120 milliards pour l’Union européenne et 20 milliards pour la France (à titre d’étalon, on précisera que la cour des comptes a estimé le coût de la transition écologique en France à 145 milliards d’euros¬ - chiffre jugé élevé par nombre d’experts- pour la période 2015-2030, soit moins de 10 milliards d’euros par an). Une partie des sommes récupérées pourrait également servir à financer des vaccins devenus des biens publics mondiaux face aux pandémies qui vont surgir à l’avenir. Évitant ainsi que les vaccins soient durablement réservés aux pays avancés, au risque de laisser ces épidémies récidiver pendant plusieurs décennies, faute de couverture vaccinale suffisante dans le monde pauvre. S’il reste encore quelques subsides, ils pourraient être consacrés à une force internationale de maintien de la paix plus ambitieuse que nos casques bleus actuels. En 2021, le budget total des opérations de maintien de la paix de l’ONU était d’environ 6,58 milliards de dollars. Les États-Unis contribuaient à eux seuls à 28% de ces dépenses (1,8 milliard de dollars). Une goutte d’eau par rapport au budget dédié par Washington à ses armées (768 milliards de dollars en 2022).

 

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Pour réconcilier démocratie et capitalisme, il faut éviter de verser dans les utopies contraires qui reflètent souvent un passé mythifié et essentialisé : le planisme intégral et le retour au colbertisme gaulliste, d’une part ; un marché libéré de l’État et affranchi de ses contraintes, vecteur d’efficacité, avec un individu roi dégagé de ses responsabilités sociales (le « there is no society » de M. Thatcher) d’autre part. Il faut entendre ce que nous disait, en 1983, l’économiste Joan Robinson : « Une erreur commune conduit à estimer que la bureaucratie d’État est moins agile que le secteur privé. Il est possible que cela soit le cas pour des points particuliers. Mais lorsque des mutations de grande échelle sont requises, un certain degré de centralisation garantit une souplesse bien supérieure[50] ». Nous sommes face à ces mutations de grande échelle, qui impliquent de ne pas cantonner l’État à une simple fonction d’arbitre mais de le transformer en entrepreneur. Aucun État, même le plus puissant, ne peut cependant pagayer contre le courant. Il faut aussi faire un audit exigeant de ses erreurs passées. Les politiques menées doivent être concertées, coordonnées, ce qui impose de refonder les institutions multilatérales pour laisser leur place y compris aux États qui ne mettent pas derrière le mot démocratie le même contenu. Rappelons-nous les moqueries à l’endroit de K. Tchernenko, Premier Secrétaire de l’URSS en 1982, qui à un journaliste confiait cette question insolite : « Ne sommes-nous pas trop démocrates et cela ne conduit-il pas un affaiblissement de la discipline ? ». Il décrivait ainsi un système de bureaucratisation par le haut (soviétisation) et par le bas (création de nombreuses institutions de délégation du pouvoir) de la société soviétique faisant du citoyen soviétique à la fois un administré étouffé par le pouvoir et un sujet prenant des décisions autonomes. Comme le montra en 1985 brillamment Marc Ferro[51], « d’innombrables aires d’autonomie réduite existaient pour autant toutefois elles ne mettaient pas en cause le système en son principe ». La plébéianisation du parti portait en germe la Perestroïka qui a emporté la tête de l’État, puis l’URSS. Notre incompréhension venait, déjà, de l’incapacité à penser la démocratie au-delà du libéralisme et de l’égalisation des conditions. Notre vision occidentale de la démocratie ouverte ne peut être le plus petit dénominateur commun du nouvel ordre mondial, sans verser pour autant dans la thèse du clash des civilisations et de l’affrontement inéluctable des grandes aires culturelles. Le plus petit dénominateur commun, à cette heure, reste la soutenabilité de nos écosystèmes, et la nouvelle architecture des relations internationales devrait se bâtir aujourd’hui autour d’une démocratie écologique où chacun fixe des objectifs à sa mesure, sans subir une forme de néocolonialisme vert de l’Occident. C’était l’esprit de la COP 21 à Paris, malheureusement torpillée par Trump, en 2015. Si l’on cherche à bâtir ce nouvel ordre mondial autour de la démocratie libérale et du néo-libéralisme, il sera impossible de tenir le calendrier imposé par l’urgence écologique.

La démocratie est sans nul doute, comme le montre Amartya Sen, le régime politique qui donne au capitalisme le plus d’efficacité. Une thèse également défendue par le regretté Jean-Paul Fitoussi. Mais le mariage entre démocratie et capitalisme ne peut être sauvé que par une régulation à la bonne échelle, visant à éviter que l’inégale distribution de la richesse ne produise son effondrement. Selon lui, le capitalisme capture la démocratie. Comme le soulignait Marx, les institutions de la démocratie représentative ont pour origine la révolution bourgeoise de la fin du XVIIIe. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’elles soient soumises aux caprices de l’économie libérale. Le capitalisme libéral et dominateur considère la démocratie et le politique comme des obstacles au développement. La démocratie conduit à des choix nationaux spécifiques. Mais le capitalisme mondialisé, en incitant les économies nationales à s’ouvrir de plus en plus sur l’extérieur, modifie le système d’équité en cours dans les différents pays en laissant penser qu’il s’agit d’une évolution inéluctable et bienfaisante pour tous[52].

Nous sommes à un carrefour : le néo-libéralisme comme le mercantilisme d’État chinois ont produit un capitalisme d’héritiers soucieux de rentabiliser la confiscation du pouvoir économique (et, indirectement, politique). Pour détourner les regards de cette injustice, ce capitalisme d’héritiers s’ingénie à stigmatiser des ennemis, substituant à la lutte des classes une lutte des identités, instillant par la même un poison fatal à la démocratie. Il faut se saisir des institutions existantes, et les rénover, pour éviter l’effondrement démocratique et le triomphe de nouvelles formes d’absolutismes tyranniques et de servitudes volontaires (Etienne de La Boétie, 1576).

 

[1] Selon l’expression consacrée par François Furet dans l’ouvrage éponyme, un ouvrage de la maturité, désabusé par l’idéologie communiste embrassée dans sa jeunesse.

[2] Idée forgée dans Vents d’est (PUF, 1990), codirigé avec Pierre Grémion pour décrire ces régimes autoritaires gardant en apparence les habits de la démocratie libérale.

[3] Pierre-Yves Hénin, Ahmet Insel, Le national capitalisme autoritaire, une menace pour la démocratie, Bleu autour, 2021.

[4] Citation empruntée à Penser la révolution française, Folio, 1978.

[5] Traduit en français en 2010

[6] Concept décrit par Anthony Lake, conseiller à la sécurité nationale de Bill Clinton, dans The White House, Bill Clinton, A National Security Strategy of Engagement and Enlargement, Washington, février 1996.

[7] Dani Rodrik, Nations et mondialisation, 2008 : soit on opte pour un fédéralisme mondial et on abdique les États-nations, en conservant la démocratie, soit on conserve les États-nations et l’hypermondialisation, ce qui amène les États à sacrifier la démocratie en rognant sur l’éducation, la culture, la santé, pour rechercher les investissements d’entreprises et d’acteurs avides de dumping. Dans ce dernier cas, les partis et personnes exprimant des idées contraires à l’hypermondialisation sont discrédités, voire ostracisés. La prospérité induit donc l’abandon de sa souveraineté démocratique au profit d’institutions internationales, une thèse controversée empruntée au journaliste Thomas Friedman. Dani Rodrik donne le nom de « camisole dorée » à cette configuration.

[8] Jean Favier, De l’or et des épices, naissance de l’homme d’affaires au Moyen-Âge, Hachette Pluriel, 2013.

[9] Max Weber, L’éthique protestante ou l’esprit du capitalisme, 1904 (éd. Française Champs Flammarion, 2000)

[10] Sur ce point, voir Roger Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Seuil, 1990.

[11] Notamment dans son Introduction aux principes de morale et de législation, 1789.

[12] Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776.

[13] Karl Polanyi, La grande transformation, 1944 (Tel Gallimard pour la dernière édition française)

[14] Éloi Laurent, Le bel avenir de l’État-providence, LLL, 2014.

[15] Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Tel Gallimard, 1999.

[16] Léon Gambetta, discours de Lille, 1877.

[17] Voir le dernier rapport du WIR sur l’inégalité mondiale : https://wir2022.wid.world/www-site/uploads/2021/12/Summary_WorldInequalityReport2022_French.pdf

[18] « Le maître juge que dans le contrat est la seule origine de son pouvoir, et le serviteur y découvre la seule cause de son obéissance »

[19] « à chaque instant le serviteur peut devenir maître et aspire à le devenir ; le serviteur n’est donc pas un autre homme que le maître »

[20] Joseph Aloïs Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, 1954

[21] François Lévêque, Les entreprises hyperpuissantes, géants et titans, la fin du modèle global ? Odile Jacob, 2021

[22] Patrick Artus, Marie-Paule Virard, Et si les salariés se révoltaient, Fayard, 2018.

[23] Branko Milanovic, Inégalités mondiales, La Découverte, 2019.

[24] Friedrich Hayek, La route de la servitude, 1944, dernière éd. Française, PUF, 2013

[25] Georges Stiegler, “The Theory of Economic Regulation”, The Bell Journal of Economics and Management Science, printemps 1971.

[26] Voir sur ce point le remarquable ouvrage de Jean-Marie Guéhenno, Le premier XXIe siècle, de la globalisation à l’émiettement du monde, Flammarion, 2022.

[27] Christian Salmon, L’ère du clash, Fayard, 2019.

[28] Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Zulma Essais, 2022

[29] Voir Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, Les infiltrés, Allary Éditions, 2022.

[30] Rapport WIR op.cit.

[31] Christophe Jaffrelot, L’Inde de Modi. National-populisme et démocratie ethnique, Fayard, 2019.

[32] Ahmet Insel et Pierre-Yves Hénin, op. cit.

[33] « Growth in a Time of Debt », NBER Working Paper No. 15639, janvier 2010)

[34] « Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers », Working paper, janvier 2013

[35] Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le négationnisme économique, et comment s’en débarrasser, Flammarion, 2016.

[36] Amartya Sen, op. cit.

[37] Esther Duflo, La politique de l’autonomie, lutter contre la pauvreté, Seuil, 2010

[38] Esther Duflo et Abhijit Banerjee dans Repenser la pauvreté, Seuil, 2011.

[39] Abhijit Banerjee et Esther Duflo, Économie utile pour des temps difficiles, Seuil, 2020.

[40] Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Le triomphe de l’injustice, Seuil, 2020

[41] Interview sur CNN datant de 2005 !

[42] En 2011 il avait constaté que la vingtaine de ses collaborateurs avait un taux effectif moyen de  33 à 41%, et lui de 17% !

[43] Hartmut Rosa, Accélération et aliénation, vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, 2010

[44] Zygmunt Bauman, La vie liquide, Pluriel, 2013 (2005 1ère ed). Et Le coût humain de la mondialisation, Fayard, 2014.

[45] Éloi Laurent, L’impasse collaborative, pour une véritable économie de la coopération, LLL, 2018

[46] Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, La Découverte, 2008

[47] Éloi Laurent, La raison économique et ses monstres, Les Liens qui Libèrent, 2022.

[48] Bertrand Badie, Les puissances mondialisées, repenser la sécurité internationale, Odile Jacob, 2021.

[49] Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Seuil, 2013.

[50] Cité par Mariana Mazzucato, L’État entrepreneur. Pour en finir avec l’opposition public-privé, Fayard, 2020.

[51] Marc Ferro, Y a-t-il « trop de démocratie » en URSS ?. Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 40ᵉ année, N. 4, 1985. pp. 811-827.

[52] Jean-Paul Fitoussi, La démocratie et le marché, Grasset, 2004

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