Cette vie qui nous traverse

Le café de nuit par Vincent van Gogh

Suis-je vivant ? Vraiment vivant ? Cette vie qui est la mienne, cette vie que je vis, tous les jours, avec ses rites, ses répétitions, ses habitudes, ses accidents aussi, est-elle vraiment vivante ? Est-elle la vraie vie ?

            C’est une question que souvent je me pose. Cependant, de la « vraie vie » je n’ai aucune idée. Je ne saurais pas dire ce qu’est la vraie vie, m’en faire une représentation ou une théorie. La vie m’est donnée, à chaque instant, et à chaque instant cela peut s’arrêter. Il n’y a rien de plus élémentaire que vivre. Et pourtant. Et pourtant, cela me laisse insatisfait, j’espère toujours vivre, vraiment vivre, vivre enfin !

            Cette vie qui m’est donnée en ma chair, je ne m’en préoccupe pas. Sauf quand elle vient à manquer, à se dérober sous mes pas : un mal de tête ou de dents, de l’arthrose, une grande fatigue. Ou une perte d’intérêt, de motivation pour ce en quoi je suis engagé : à quoi bon continuer ? C’est alors une légère panique. Le retour à une certaine normalité s’éprouve comme une joie, joie d’être vivant. Au sortir d’une grippe ou d’un séjour à l’hôpital : joie d’être-là, d’être vivant, de cette légère brise sur la peau, et cette vie se suffit à elle-même.

            Mais en général, ce n’est pas le cas. La vie tend d’elle-même à s’étioler, les possibles à se rétracter, et ma capacité à vivre patine, s’enlise, s’étale, se perd. Il me faut alors mettre en œuvre des stratagèmes pour retrouver de l’élan, de l’allant, de l’essor, pour que de la vie à nouveau afflue. Je ne sais pas ce qu’est une vie « réussie », je n’ai pas de recette, vivre n’est pas une question de méthode, mais de stratégie. Vivre est stratégique.

Si la vie tend d’elle-même à s’enliser, je mets en œuvre des stratégies pour m’écarter de moi-même, pour décoïncider de ce que je suis, de ce que je suis devenu au fil des jours, de l’image de moi que je suis devenu pour moi-même et pour les autres. Je change d’itinéraire, de métier, de lieu de vie. J’explore d’autres manières de vivre, par la lecture – c’est le rôle des romans, ou des biographies – et par l’écriture. Partir « en vacances », c’est déjà s’écarter de soi, et cela vaut aussi bien pour une fête : « faire la fête », s’écarter du « quotidien ». Et chacun sait qu’avant la fête, alors que l’on prépare tout pour faire la fête, que l’on se prépare pour la fête, c’est déjà la fête. – C’est d’ailleurs peut-être plus encore la fête alors l’on se prépare à la fête, alors que la fête advient, qu’elle est en essor, que quand elle est là, étale, et que c’est décidément « la fête » qu’il faut faire. (D’où la déception des mariés, le jour en question : « C’est passé si vite. ») S’il y a des stratégies pour vivre (retourner voir un tableau que je sais être là, dans ce musée), la vie ne se manipule pas. Elle advient. Elle afflue soudain, à la rencontre d’un paysage, au cri des premiers oiseaux à la fin de l’hiver ou au début du printemps, dans un échange de regards qui se prolonge un peu plus, dans une parole, ou un geste aussi, parfois.

            La vie n’est pas une donnée biologique – le vivant n’est pas le vital. La vie ne se voit pas, n’est pas objet de science. On n’observe pas la vie avec un microscope, ou un télescope. Ce sont des processus physico-chimiques que donne à connaître la « biologie », ce n’est certainement pas la vie. La vie nous traverse, nous nous éprouvons vivants, certes, mais la vie est invisible. La vie est invisible parce qu’elle n’est pas du monde. La vie n’est pas un objet, un « étant ». Celui qui s’attache à ce qu’il « est » ou à ce qu’il possède est possédé en retour par cette image de lui-même ou par ces choses. Si je mets tout mon cœur dans une maison, une voiture, une carrière professionnelle, une place dans la société, je suis possédé en retour – aliéné, réifié. Il y a des vies perdues. Là où est mon trésor, là est aussi mon cœur, et ma vie. La vie n’est pas dans l’horizon de l’Être.

            Deux philosophes contemporains, de langue française, ont exploré ce que veut dire vivre et nous éclairent sur ce qui pourrait paraître échapper à la raison et au concept (alors que nombre de « philosophes » se contentent de banalités et de stupidités sur la « vie réussie » ou « l’amour de la vie »). Le premier se nomme Michel Henry, philosophe (phénoménologue) d’une rigueur impeccable dans sa description de la « parole de la vie » (1) et le second François Jullien, philosophe (et sinologue) dont les concepts viennent tisser un filet et sont autant de ressources pour résister à la non-vie, à la pseudo-vie : « dé-coïncidence », « dégagement » et « seconde vie », « intime », « inouï », « vraie vie », etc. (2). Ils méritent l’un et l’autre une lecture patiente, persévérante, à reprendre au fil des jours et des années.

            Or, il se trouve que ces philosophes, en dé-couvrant « la vie vivante », chemin faisant, ont l’un comme l’autre, venant d’ailleurs, rencontré le christianisme. La théologie, les Écritures et, plus précisément, l’évangile de Jean : « Moi, je suis venu pour que vous ayez la vie (zôé) et que vous l’ayez surabondante (perisson). » (Jean 10,10-11).

« Qui aime sa vie (psuché) la perd ; et qui hait sa vie (psuché) en ce monde la gardera pour une vie (zôé) qui ne meurt pas (aiônios). » (Jean 12,25) Celui qui veut sauver sa vie quoi qu’il en coûte, sa vie « à lui » (littéralement, donc, son « âme », sa psyché), celui qui aime sa vie – qui y adhère, qui y colle, qui y coïncide – la perd. Celui qui « hait sa vie », autrement dit qui s’en écarte, qui renonce à lui-même, qui décoïncide d’avec lui-même, tendu vers un Autre, vers un Dehors du monde (hors de l’horizon de l’Être), vers un Visage (car un Visage n’est pas du monde – la leçon de Levinas), celui-là renouvelle en lui une vie qui ne meurt pas. Cette « vie vivante », cette « vie qui vit » n’est pas « moi » (ou mon âme, ou ma personne, ou mon identité, ou les intérêts qui sont les miens), n’est pas ce que je peux dire de moi aussi bien que ce que les autres peuvent en dire – n’est pas ma biographie (bios). Cette vie vivante est une autre vie, une vie autre, la vie d’un Autre, une vie qui me fait Vivant, une vie reçue, un engendrement dans la Vie (zoé).

            La vie se rencontre dans un Autre. Nous en avons l’expérience. Une rencontre peut venir à nous et changer notre vie – le tout de notre vie. Une rencontre, un amour. Une rencontre ne s’anticipe pas, ne se programme pas, ne se prévoit pas. Une rencontre est un événement. Une rencontre advient, pour peu qu’on y consente. Je laisse l’Autre entrer en moi et j’entre en l’Autre de telle manière que nous communions par le fonds et que nous ne cessons pas de devenir intimes (« intimus » : le plus dedans, le plus intérieur). Une rencontre fait accéder à de l’inouï.

Cet Autre qui n’est pas relatif à nous (qui n’est pas le corrélat du même : « l’autre » de la philosophie, « l’autre » grec), cet Autre donc, incommensurable, vient à notre rencontre, nous extrait de nous-mêmes et fait de nous des vivants – « Quitte ton pays, ta parenté, la maison de ton père, pars vers le pays que je t’indiquerai. » (Genèse 12,1) – « Ce que tu as, vends-le et donne-le aux pauvres ; puis viens, suis-moi. » (Marc 10,21) Cet Autre, en effet, est celui dont toute la Bible ne cesse pas de parler.

Cet Autre n’est pas ailleurs, là-bas, au loin. Il est à portée d’une rencontre. Je ne vis que pour autant qu’une rencontre advient, ne cesse de s’approfondir et qu’un « lieu », mais sans lieu, hors du monde, hors des relations sociales normées et du jeu des apparences et des performances, hors des rapports de force et de pouvoir, s’instaure entre nous.

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020) 

(1) Michel Henry, L’essence de la manifestation (PUF, 1963) ; Michel Henry, La Barbarie (Grasset, 1987) ; C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme (Seuil, 1996) ; Incarnation. Une philosophie de la chair (Seuil, 2000). On pourra commencer par Paroles du Christ (Seuil, 2002).

(2) François Jullien, Ressources du christianisme (L’Herne, 2018) ; De la vraie vie (L’Observatoire, 2020). On pourra commencer par Une seconde vie (Grasset, 2017).

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