De quoi avons-nous besoin ?

Rayon de supermarché / Unsplash

J’achète une paire de chaussures, un téléphone, un billet de tgv Lyon-Paris, une tablette de chocolat, un écran plat, une chemise, un test antigénique, une crème hydratante, un cadre pour photos, un magazine, une tasse, du rouge à lèvres, une bougie, etc. Tous les jours, ou presque, nous achetons. Nous consommons. Autour de nous, une multitude d’objets manufacturés, rangés, gardés un certain temps, jetés. Nous tenons à certains de ces objets plus qu’à d’autres, nous y mettons une part de notre désir et de notre cœur.

Certains de ces objets ont une valeur « sentimentale » : ils viennent nous rappeler le passé, un voyage, un moment important de notre vie, ou encore quelqu’un. D’autres objets servent à donner une image de soi, une manière de s’habiller qui correspond à une situation professionnelle ou qui cherche à susciter le désir, une voiture qui indique une position sociale. Certains de ces objets suscitent notre inquiétude, la crainte qu’ils soient abîmés, ou volés. Ils nous aliènent. Les objets constituent notre environnement. La Terre en est recouverte. Sont-ils nécessaires ? De quoi avons-nous besoin ?

La philosophe Simone Weil propose une réflexion sur ce qu’elle appelle les « besoins de l’âme  » (1). Certes, notre corps a des besoins (nourriture, sommeil, chaleur) mais il y a aussi des besoins de l’âme. Ces besoins de l’âme ne sont pas satisfaits, par exemple, lorsque l’on vit dans une crainte permanente. Peur de perdre son emploi ou peur de ne pas avoir assez pour vivre jusqu’à la fin du mois, peur diffuse de quelqu’un appréhendé comme une menace, ou peur pour la vie de quelqu’un. La peur est une maladie qui paralyse l’âme. Une certaine sécurité est nécessaire pour vivre. La sécurité est un besoin essentiel de l’âme. La sécurité signifie que l’âme n’est pas en permanence sous le poids de la peur ou de la terreur.

Les besoins de l’âme sont des « besoins vitaux de l’être humain », « analogues à la nourriture  », « c’est-à-dire que, s’ils ne sont pas satisfaits, l’homme tombe peu à peu dans un état plus ou moins proche d’une vie purement végétative ». Parmi ces besoins, dont la liste peut toujours être révisée ou complétée, il y a la liberté mais aussi l’obéissance (à celles et ceux qui exercent une autorité et à la loi commune – pour autant sa légitimité est reconnue), l’égalité mais aussi la hiérarchie, la sécurité mais aussi le risque, la liberté d’expression mais aussi la vérité, car la vérité est un besoin de l’âme et notre époque est malade de ne plus se nourrir de vérité. Parmi les besoins de l’âme, il y a encore la reconnaissance de la dignité personnelle mais aussi la peine consécutive à un délit ou à un crime, la propriété privée mais aussi la participation aux biens collectifs, la solitude et le silence mais aussi la participation à une tâche commune. Ces besoins de l’âme s’organisent en couples de contraires.

L’âme a besoin d’ordre, a besoin que les différentes obligations auxquelles elle est soumise n’entrent pas en contradiction les unes avec les autres. C’est le cas, par exemple, lorsque l’obligation de nourrir, de vêtir et de prendre soin d’un réfugié ou d’un « sans-papiers » entre en contradiction avec la loi française, lorsque le devoir de secourir et d’accueillir toute femme, tout homme entre en contradiction avec la préservation des milieux de vie, ce que les sociologues ou les géographes nomment parfois «  l’insécurité culturelle ».

Ce qui caractérise les besoins (contrairement au désir qui se porte sur les biens matériels, ou l’argent, ou le pouvoir), c’est qu’ils rencontrent une limite. Il nous faut retrouver une pensée de la limite. J’ai besoin de nourriture, mais dans certaines limites. J’ai besoin d’objets pour vivre, mais dans une certaine limite. Les besoins de l’âme se limitent les uns les autres. Revendiquer une liberté sans limite conduit à la folie. Il en va de même pour la propriété privée de biens ou des moyens de production.

Enfin, ce dont l’âme a besoin, c’est de s’inscrire dans des milieux. Les milieux sont des collectivités qui transmettent des traditions, des langues, des œuvres, le souvenir de vies exemplaires, des conceptions du monde et de la perfection humaine héritées du passé. Ce passé vient nourrir l’âme. C’est du bien cristallisé dans les choses qui nous est ainsi transmis. C’est d’un tel bien – qu’un autre lexique nommerait amour – dont nous avons besoin. Les milieux tissent des liens entre les êtres humains, ainsi qu’entre les humains et les non-humains et entretiennent des paysages. Ils permettent une manière d’habiter le monde qui fait accéder à sa beauté et que Simone Weil nomme poésie. Ces milieux doivent également préserver des espaces de silence nécessaires pour que se développe la capacité à faire attention. A l’heure de l’information en continu, des mails, des « sms », des « posts » Facebook et des « likes », des tweets, des « stories » et des vidéos sur TikTok, le silence et la solitude sont des besoins de l’âme de moins en moins satisfaits. « Il faut à l’homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glacé. »

Notre devoir est de garantir la satisfaction des besoins du corps et de l’âme pour tout être humain. Simone Weil renverse la perspective : au lieu de revendiquer pour moi la satisfaction de mes désirs, toujours illimités, d’organiser le monde autour de moi, de me placer au centre de la perspective, de clamer mes droits (ce qui est toujours vain car cela suppose ou bien qu’ils soient reconnus par les autres ou bien que je dispose de la force pour les défendre), je reconnais l’obligation qui est la mienne de satisfaire les besoins de l’âme – de les satisfaire aussi bien pour les autres que pour moi-même. 

Ainsi, ces besoins de l’âme ne sont pas des revendications arbitraires. La liberté d’expression, l’égalité réelle ou la propriété privée ne sont pas des « valeurs » que je défendrais. Les valeurs ne valent que pour autant qu’elles sont défendues, portées par la volonté de puissance et se dévaloriseront lorsqu’elles ne sont plus affirmées. La valeur est fiduciaire. Les « valeurs », tellement dans l’air du temps, sont un effet de l’affirmation de sujet, de la revendication des droits, d’une valorisation de la puissance. Elles caractérisent, après la tentative des Modernes d’expliquer totalement et rationnellement le réel (depuis la fin du Moyen-âge, Duns Scot et Suarez, jusqu’à Hegel et, en son renversement, Nietzsche), cette période qui est la nôtre et qui s’appelle le nihilisme. Les besoins de l’âme répondent à une obligation inconditionnée car « le sentiment des diverses obligations procède toujours d’un désir du bien unique, fixe, identique à lui-même, pour tout homme, du berceau à la tombe ».

De quoi avons-nous besoin ? C’est la réponse à cette question qui permettra de bâtir une civilisation à la fois nouvelle et antique d’esprit.

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020)

 

(1) Simone Weil, L’Enracinement (Gallimard), ainsi que Pascal David, Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe, Peuple Libre, 2020. Voir aussi Bruno Latour, Où Atterrir ? Comment s’orienter en politique et Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, La Découverte, 2017 et 2021

 

 

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