"En distanciel"

Pour diagnostiquer le présent

Professeur dans sa salle de classe
© Unsplash / Professeur dans sa salle de classe

« Nous savions tout cela. Et pourtant, paresseusement, lâchement, nous avons laissé faire. Nous avons craint le heurt de la foule, les sarcasmes de nos amis, l’incompréhensif mépris de nos maîtres. Nous n’avons pas osé être, sur la place publique, la voix qui crie, d’abord dans le désert. Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers. Puissent nos cadets nous pardonner le sang qui est sur nos mains ! »

Marc Bloch, L’Etrange défaite, en 1940

 

"En distanciel"

 

Depuis le mois de mars 2020, nous organisons tous des réunions, et même des « apéros  », en « visio ». Nous regardons des vidéos, nous écoutons des conférences, nous donnons des cours, nous exerçons autant que nous le pouvons notre métier depuis chez nous, « en distanciel » (comme l’on dit maintenant). Nous travaillons, nous nous reposons, nous faisons la fête, nous nous parlons, nous nous aimons, nous vivons « en distanciel ».

On peut y voir un bénéfice, et il est réel : gain de temps de transport, réduction de la pollution et du bruit, liberté accrue dans l’organisation de son temps. Alors que chacun doit rester chez soi, je donne mon cours aux étudiants de licence (sur la pratique des exercices spirituels dans la philosophie moderne et contemporaine) par « teams ». Je retrouve une trentaine d’étudiants, tous les jeudis, en début d’après-midi. Ce moment est important, pour moi, pour eux aussi. C’est un rendez-vous fixe, qui vient organiser la journée. Nous faisons de la philosophie ensemble. Je vois les visages de ceux qui posent des questions. L’avantage, c’est que j’apprends à connaître les noms des étudiants. Nous nous retrouvons.

Mais enfin, quelle misère ! J’ai souvent l’impression de parler dans le vide et dois régulièrement solliciter un signe, une voix, la trace d’une présence. Je parle sans savoir si ce que je dis est reçu. Dans la salle de cours, ou l’amphi, je perçois immédiatement si je n’ai pas été assez clair, si je dois répéter, quelle proposition fait difficulté, s’il y a besoin d’une pause, ou de reprendre les choses autrement. En octobre 2020, les cours étant encore, mais pour peu de temps, en présence, j’avais lancé, avec un brin de provocation, certes, mais en pensant aussi à l’étymologie : « la philosophie c’est comme l’amour, ça ne se fait pas en distanciel ! »

Je le crois profondément. Faire ensemble de la philosophie suppose une présence de l’un à l’autre. Il n’y a pas de dialogue sans mise en présence. Depuis Socrate, sur l’agora, à Athènes. C’est pourquoi j’ai tenu à rencontrer, dans un cadre informel, à deux reprises, les étudiants qui le souhaitaient.

Ce qui vaut, dans une certaine mesure, pour tout acte d’enseignement est vrai a fortiori lorsqu’il s’agit d’éducation. On n’éduque pas en distanciel. On ne donne pas un cours à l’école primaire, au collège ou au lycée en distanciel. Croire cela, c’est ne rien comprendre. L’éducation est d’abord une question de désir ; c’est transmettre un désir pour une discipline, pour une langue, pour des œuvres. L’essentiel n’est pas dans les connaissances mais dans la transmission d’une attitude, d’une manière de faire, de lire, d’écrire, de penser. Il ne s’agit pas d’abord d’informations à transmettre, à l’école, mais d’une éducation qui ne peut « passer » que par connivence. C’est-à-dire tout ce qui échappe à la transmission verbale, construite, abstraite. Par l’attitude que l’on montre, l’autorité d’une posture, d’une présence, un sourire, un regard, une remarque concernant la position corporelle de l’élève sur sa chaise ou son bavardage. Un professeur d’une langue étrangère a besoin de montrer comment il parle, son visage, ses lèvres, ses dents, sa langue, pour faire passer une manière de prononcer, un accent. L’apprentissage est d’abord une question de présence et de corps dans un même lieu.

Qu’est-ce qu’éduquer ? C’est apprendre à faire attention. La formation de la faculté d’attention est le but principal des études scolaires. Faire attention – à un texte, à une démonstration, à quelqu’un également – ne va pas de soi et doit s’apprendre par un entraînement répété, sans cesse repris. Faire attention, c’est se tenir disponible, suspendre sa pensée et son bavardage intérieur, écarter aussi bien les opinions que les distractions afin de s’orienter vers du réel – du beau, du vrai, du bien, de l’Autre. Le professeur, par sa présence, suscite cette attention de la part de ses élèves. L’espace de la classe est le milieu qui rend possible une telle attention. Au début de chaque cours, mes élèves de terminale attendent, debout, chacun derrière son bureau, que le calme se fasse. Je me tiens debout devant eux. Je les regarde. Nous nous mettons en présence. Nous nous préparons à travailler. Cette prise de conscience que c’est un autre moment qui commence, autre que celui de la récréation, autre que celui de la détente ou des camaraderies, autre que celui des émois amoureux d’adolescents, autre que celui de la vie de famille, est décisif et on ne saurait en faire l’économie.

C’est pour ces raisons-là que la fermeture des écoles est une catastrophe. Pense-t-on vraiment qu’un élève peut faire porter son attention vers un écran et une voix qui lui vient d’ailleurs (d’outre-tombe ?) pendant une heure, et même plus de quelques minutes ?

Il n’y a pas d’éducation par écran interposé. Il n’y a pas d’école par « Zoom », ou « Teams  ». Bien sûr, l’une ou l’autre fois, à titre de pis-aller, il est possible d’accompagner l’élève dans ses devoirs de cette manière-là – ce que fait la professeure de mathématiques, mais sollicitant en permanence l’attention de ses élèves devant résoudre les exercices. L’écran ne permet pas l’attention, il la disperse au contraire, jusqu’à l’autisme lorsqu’il s’agit d’enfants de moins d’un ou de deux ans. Suffisamment d’études l’étayent. On n’apprend pas à faire attention, on ne transmet pas un désir d’apprendre et de vivre à des jeunes « en distanciel », chacun chez soi. C’est pourquoi je me refuse à faire cours à mes élèves de lycée de cette manière-là. Autant leur indiquer de bons romans, puisqu’ils ont du temps pour eux. Ce sera toujours plus formateur.

Ces générations, celles de 2020, de 2021, de… parviendront-elles à bâtir leur vie et à traverser l’existence avec désir ?

Le travail, la vie professionnelle, l’école, l’université, les loisirs, les vacances, le sport, les voyages, la politique, autant de manières d’habiter le monde. L’être humain n’est pas une machine devant un écran, qui obéit à des « process » au service de la production (1). C’est dans les interstices, dans les marges que viennent les idées neuves (autour de la machine à café). C’est une remarque imprévue, à la fin d’un cours, face-à-face, qui fait avancer un élève, peut l’aider à vivre, et non pas une somme de connaissances bien transmises, apprises et récitées. Il n’y a pas de lumière sans frottement (tribê dit Platon).

Il va falloir que cela cesse. Il va falloir résister à l’invasion des écrans et des simulacres dans nos existences. Car notre tâche de professeur n’est pas de fabriquer des machines efficaces et disciplinées mais de former des êtres libres (2). Il va falloir faire entendre le grondement de la bataille.

(1) Par exemple, Fanny Lederlin, « Télétravail : un travail à distance du monde », revue Etudes, novembre 2020

(2) Marguerite Léna, L’esprit de l’éducation, Fayard, 1981 ; Catherine Chalier, Transmettre, de génération en génération, Buchet Chastel 2008 ; Martha Nussbaum, Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle ?, Climats, 2011

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020)

 

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