Faut-il choisir entre fin du mois et fin des temps ?

En novembre 2018, le président Macron, dans un discours sur la transition énergétique répondait ainsi aux critiques des gilets jaunes : « ils évoquent la fin du monde, nous on parle de la fin du mois. Nous allons traiter les deux, et nous devons traiter les deux[1]. » Réconcilier dans le temps politique le court et le long terme n’est pas chose aisée, car les décisions prises dans l’urgence visent le plus souvent à calmer une colère ou à satisfaire une catégorie d’électeurs, sans considération pour les impératifs lointains, souvent cruciaux. En creux, la remarque du chef de l’État pose la question de l’excessive préférence pour le présent, qui nous empêche aujourd’hui de saisir à bras le corps les défis de long terme, de dissiper les nuages obscurcissant notre horizon. Elle révèle aussi une pathologie de notre temps, le « présentisme[2] » : le présent est devenu son propre horizon, alors qu’auparavant, le présent trouble amenait à chercher dans le passé de quoi éclairer l’avenir. Nous sommes soumis, depuis les années 1980, à une passion triste de l’immédiateté, alors que le XXe siècle avait été dominé par le « futurisme », la capacité à répondre aux inquiétudes du présent en imaginant les futurs possibles. Comment affronter l’avenir et ses défis (changement climatique, déclassement, vieillissement) tout en répondant aux enjeux du présent (la précarité, la perte de sens) pour les plus vulnérables ?

Une littérature économique abondante pour comprendre la préférence pour le présent

Les économistes néoclassiques considèrent que l’on peut contrer la préférence pour le présent par le taux d’intérêt, qui récompense le renoncement à la consommation immédiate au profit de l’épargne. Les critères héroïques de la concurrence pure et parfaite doivent en outre permettre aux individus rationnels de se détourner du court terme si le calcul coût / bénéfice incite à investir : Eugen Böhm-Bawerck[3] nous invite à engager des « détours de production » : l’économiste autrichien prend l’exemple d’un homme allant chercher de l’eau avec ses mains, qui à un moment juge plus pertinent de construire un seau pour augmenter sa productivité. Il renonce à la satisfaction immédiate d’étancher sa soif en pensant à une satisfaction future plus importante.

John M. Keynes[4] estime la réalité plus complexe car les agents ne placent pas l’entièreté des sommes qu’ils ne consomment pas, ils la détiennent notamment sous la forme de monnaie « liquide », fiduciaire (pièces et billets) : le taux d’intérêt incite les individus à renoncer à la liquidité. Lorsqu’ils placent leur épargne sur un compte rémunéré, ils délaissent la monnaie liquide, et l’économie en profite puisque leurs dépôts servent à financer des opérations plus productives.

L’arbitrage entre présent et avenir dépend selon les économistes du taux d’actualisation, du profit escompté dans le futur d’un investissement réalisé dans le présent. Aujourd’hui, l’écart considérable entre le rendement exigé du capital (plus de 10%) et le taux d’intérêt (environ 1%) élève le taux d’actualisation. Plus le taux d’actualisation est élevé, plus grand est le taux de dépréciation du futur, et moins grande est la prise en compte du futur dans nos décisions présentes. Il mesure en quelque sorte l’aversion au risque des individus, leur attitude à l’égard d’un futur incertain. La psychologie humaine n’obéit à aucune loi : les fluctuations observées tiennent à l’impatience des individus, à leur altruisme familial (volonté d’aider ses enfants en leur constituant un patrimoine) ou non familial (dons à des fondations), etc. Pourtant, la meilleure information économique contribue à sensibiliser les agents à la prévoyance, à les inciter à raisonner en cycle de vie, à épargner dès qu’ils le peuvent pour couvrir les risques du grand âge (maladie, dépendance, précarité du conjoint survivant, etc.).

Les dangers de la préférence pour le présent, dans les pays riches comme dans les pays pauvres

Notre préférence pour le présent explique notre incapacité à tenir nos engagements climatiques. Les émissions de CO2 continuent de progresser de 0,5% par an alors qu’il faudrait les freiner d’au moins 10% par décennie pour contenir l’augmentation des températures à +2°C d’ici 2100[5]. Tout nous incite pourtant à agir vite : les méga-feux, la fonte de la calotte glaciaire, l’élévation du niveau marin, la récurrence des canicules et des phénomènes climatiques extrêmes, etc. Le présent est en constante tension avec le futur comme le montre Éloi Laurent[6] : la transition écologique impliquerait par exemple de décélérer la transition numérique, mais les impératifs d’une croissance fondée sur l’innovation digitale, comme notre dépendance à Netflix et aux réseaux sociaux, empêchent ce freinage[7].

La préférence pour le présent transparaît aussi dans l’usage que nous faisons de nos dettes. Dans les pays de l’OCDE, alors que les taux d’endettement publics croissaient (notamment pour absorber les chocs créés par des crises de plus en plus rapprochées), les investissements publics reculaient : ils représentaient en moyenne 7,7 % des dépenses publiques totales en 2015, en recul par rapport aux 9,3 % observés tant en 2007 qu’en 2009[8]. Les transports et l’énergie engloutissent maintenant le tiers des dépenses d’investissement, loin devant la santé et l’éducation. Pourtant, les économistes du capital humain ont montré que l’investissement dans la santé et l’éducation était la première source de croissance à long terme.

Plus récemment, le renoncement à considérer les vaccins contre le Sars-Covid 2 comme un bien public mondial, et à s’entendre à l’échelle internationale pour racheter les brevets des laboratoires et les faire tomber dans le domaine public, illustre les dangers du « présentisme ». Plus vite nous sortons de cette pandémie, plus forte sera la croissance mondiale. Pourtant, les États ont âprement bataillé pour avoir les premières doses en priorité, et les laboratoires ont refusé toute discussion autour de la cession des brevets (quoique leur vaccin découle souvent, comme Astra-Zeneca, de la recherche publique). Des précédents ont pourtant existé avec les trithérapies contre le VIH : les fabricants avaient fini par accepter de renoncer à leurs rentes et de permettre la création de génériques à bas coût après une campagne orchestrée par des activistes lors de la Campagne d'action en faveur des traitements (TAC) en Afrique du Sud en 1998[9].

Esther Duflo[10] souligne la difficulté de convaincre les pauvres des pays en développement de se doter d’outils d’assurance santé pour sortir de la pauvreté, en constituant une épargne forcée pour leurs vieux jours ou en cas de maladie. SKS, un institut de microfinance, avait proposé à ses clients de souscrire une assurance santé obligatoire au moment de renouveler leur microcrédit. Beaucoup ont choisi de se passer de micro-prêt plutôt que de payer cette assurance. Trop souvent, les micro-prêts servent en outre à une consommation ostentatoire et à une satisfaction présente, plus qu’à l’acquisition de biens durables ou à la création d’une entreprise. Convaincre ces miséreux que la lutte contre la pauvreté implique une démarche de moyen-long terme reste une odyssée. 

Répondre aux enjeux du présent pour mieux relever les défis à venir : construire un nouvel imaginaire.

 Réconcilier le court et le long terme semble une gageure : pourquoi faire peser une taxe écologique (et le coût de la transition écologique) sur les ménages modestes obligés de prendre leur véhicule chaque jour pour aller travailler, alors que les grandes entreprises bénéficient d’un prix de la tonne de carbone peu dissuasif sur le marché des droits à polluer ? Que les plus favorisés ont une empreinte carbone bien supérieure à celle de ces ménages péri-urbains ? Pourquoi faire subir aux régions dévitalisées, ou les plus excentrées et les moins bien dotées en services publics, les réductions de dépenses publiques, alors qu’une bonne partie de l’emploi et de la croissance locale en dépendent[11] ?

Pourtant cette opposition reste simpliste : en développant les transports propres, le covoiturage, la filière hydrogène, on peut à la fois satisfaire nos objectifs climatiques et réduire la facture énergétique des ménages pauvres. En incitant ces ménages modestes à améliorer l’efficacité énergétique de leur résidence, en transformant leur habitat en microcentrale, on peut même les rendre producteurs nets et revendeurs d’électricité[12]. En développant le haut débit dans ces régions peu denses, on peut à la faveur de l’essor du télétravail ramener des travailleurs qualifiés, et par voie de fait des écoles, des services publics et des commerces. Se préoccuper de la fin des temps, c’est aussi soulager les fins de mois. David Djaïz propose de développer une économie du bien être pour permettre cette transition de l’ancien au nouveau modèle social français, et recoudre ces France déchirées[13]. Il propose de substituer à l’ancien triptyque du modèle né à la libération (consommation, sécurité sociale, méritocratie) un nouveau (l’enracinement territorial, la sensibilité écologique et l’unité républicaine) plus soutenable.

 A force de considérer le jeu démocratique comme un marché concurrentiel, nous avons encouragé le présentisme des décideurs politiques, plus soucieux de satisfaire nos besoins immédiats, pour gagner des électeurs ou assurer leur réélection, que de préparer l’avenir de nos enfants ; oubliant le précepte mitterrandien, aujourd’hui désuet : « donner du temps au temps[14] ». Le raccourcissement du mandat présidentiel n’est pas étranger à cette volonté des politiques d’éviter toute frustration chez les électeurs, de proposer des recettes pour les satisfaire à un rythme effréné faisant oublier les promesses (pas toujours tenues) de la veille. Donnant également raison sur un autre point au défunt président : « après moi, il n’y aura plus que des comptables et des financiers[15] ».  

 

[1] Discours du 28 novembre 2018 : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/11/28/transition-energetique-changeons-ensemble

[2] François HARTOG, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Seuil, 2003.

[3] Eugen von BÖHM-BAWERK, La théorie positive du capital, Giard, 1929.

[4] John Maynard KEYNES, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936, Payot, 1988

[5] https://leclimatchange.fr/les-elements-scientifiques/

[6] Éloi LAURENT, L’impasse collaborative, LLL, 2018.

[7] A un horizon de dix ans, le digital sera responsable de plus d’émissions de CO2 que le trafic aérien.

[8]https://www.oecd-ilibrary.org/docserver/gov_glance-2017-21-fr.pdf?expires=1635888070&id=id&accname=guest&checksum=D2F4518E3B59FC99F2AB4FA554824C01

[9] https://www.un.org/fr/chronicle/article/une-decennie-de-lutte-pour-sauver-nos-vies

[10] Esther DUFLO, La politique de l’autonomie, lutte contre la pauvreté (II), Seuil, République des idées, 2010.

[11] Laurent DAVEZIES, L’État a toujours soutenu ses territoires, Seuil, République des idées, 2021.

[12] Jeremy RIFKIN, La troisième révolution industrielle, LLL, 2012, et Le New Deal vert mondial, LLL, 2020.

[13] David DJAÏZ, Le nouveau modèle social français, Alary Éditions, 2021. Il observe une déchirure entre Autonomes (gagnants de la mondialisation), Autochtones (la subissant), et Entre-Deux.

[14] Michel MARTIN-ROLAND, Il faut laisser du temps au temps, les mots de François Mitterrand, éd. Hors Collection, 1995. Le président reprend en réalité cette expression au Don Quichotte de Cervantès.

[15] Propos apocryphe ? En tout cas repris comme authentique par Christian SALMON dans Les derniers jours de la Ve République, Fayard, 2014.

Retour