Faut-il craindre le retour de l’inflation ?

Ces images hantent encore les Allemands : un indigent achetant de la nourriture avec des brouettes de billets, des menus au restaurant changeant de prix entre l’entrée et le dessert, des employés s’empressant de placer leur paie en bourse avant qu’elle perde toute valeur, etc. La crise hyperinflationniste allemande en 1923 semble inscrite pour l’éternité dans l’imaginaire politique de nos voisins, alimentant une détestation de l’inflation, perçue comme la mère de tous les vices. L’ordo-libéralisme, forgé outre-Rhin après cette crise terrible[1], prône la rigueur monétaire et une juste proportion entre la création de monnaie et les besoins réels de l’économie. L’Europe après 1992 a épousé les « politiques de la règle » prescrites par Milton Friedman, fixant un cap à la création monétaire pour lisser dans le temps les anticipations des agents et éviter d’enclencher des mécanismes inflationnistes[2]. La crise de 2008 a cependant brisé les chaînes des banques centrales, en leur permettant de pratiquer des politiques non conventionnelles (quantitative easing) qui abreuvent les banques de liquidités sans pour autant provoquer un retour de l’inflation. L’argent a coulé à flot pour éviter une grave dépression. Cependant, la crise de la Covid en 2020 a montré que les prix des produits de première nécessité pouvaient à nouveau flamber, en cas de pénurie, malgré la mondialisation. La reprise fulgurante en 2021 se heurte à des goulets d’étranglement qui poussent les prix à la hausse si bien que le taux d’inflation en France avoisine désormais les 2%. La Federal Reserve, prudemment, annonce une lente remontée des taux. Doit-on craindre le retour de l’inflation ?

Pourquoi l’inflation est-elle honnie ?

L’inflation mange sournoisement le pouvoir d’achat des ménages : la hausse des prix réduit la consommation lorsque les revenus des ménages restent bloqués. Dans les années 1970, lorsque les salaires étaient indexés sur l’inflation, une spirale prix-salaires-prix pouvait s’enclencher. Ce n’est plus le cas aujourd’hui dans une économie ouverte où les entreprises peuvent subir de plein fouet une baisse de leur compétitivité prix. Pour les exportations de produits à faible valeur ajoutée, le risque est grand de voir le client se reporter sur un producteur étranger.

L’inflation lèse les épargnants, car leur épargne perd rapidement sa valeur ; elle fait « changer la richesse de main », ainsi que le note Keynes, « euthanasie les rentiers ». Dans la perspective des classiques, l’épargne est la condition de l’investissement. La réduire, c’est priver la capacité des entreprises à innover, et à garder leur compétitivité hors-prix, une avance qualitative sur leurs concurrents. Comme le professe le chancelier Ouest-allemand Helmut Schmidt en 1974, « les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après demain ». L’inflation peut donc accélérer le chômage comme cela a été le cas pendant les années 1970.

Plus rarement, l’inflation peut se muer en hyperinflation, comme en Allemagne en 1923, au Zimbabwe en 2008 ou au Venezuela en 2018-2021. Si les autorités monétaires se montrent laxistes, la monnaie surabondante se déprécie aussi dans le pays (la monnaie brûle les doigts car elle perd de son pouvoir d’achat) que vis-à-vis de l’extérieur (dans un système de changes flottants, une même quantité de devises sur le marché des changes permet d’acheter moins de biens à l’export qu’avant). Le solde de la balance des transactions courantes se dégrade. Les termes de l’échange se détériorent[3], le pouvoir d’achat des exportations diminue car les importations sont plus chères. Pour les pays pauvres vivant d’une rente d’exportation, les recettes de la rente ne couvrent plus bientôt le service de la dette publique à rembourser aux créanciers internationaux. La banqueroute est proche et il deviendra impossible de trouver des financeurs privés. Des thérapies libérales de choc seront alors prescrites par des institutions internationales (Banque Mondiale, Fonds Monétaire International), imposant une libéralisation accélérée de l’économie, souvent socialement mortifère, contre de l’argent frais.

Dans les pays riches et vieillissants, l’inflation peut surgir du rétrécissement de la population active. Si la baisse de la population active (sous le coup d’une natalité déprimée et de cohortes importantes de retraités) est plus rapide que la baisse du nombre d’emplois offerts (sous le coup du progrès technique), alors les salaires doivent normalement augmenter (moins de travailleurs pour négocier des emplois avec une force de négociation supérieure) et entraîner de l’inflation[4].

Les causes enfin peuvent être exogènes et imprévisibles : que le monde entier désire au même moment des masques chirurgicaux pour se prémunir d’une pandémie, et le prix passe à l’unité de 15 centimes à 90 centimes d’euros en moins d’un mois. Que le gaz russe n’arrive pas en quantité suffisante en Europe, sous l’effet notamment des sanctions prises contre Moscou depuis l’annexion de la Crimée en 2014, et l’inflation est importée à travers la hausse du prix des matières premières… ressuscitant les craintes des années 1970, quand le pétrole avait vu son prix quadrupler en 1973 (passant de 3 à 11,65 dollars le baril en un an) puis presque tripler en 1979 (passant de 14 à 35 dollars le baril entre 1979 et 1981[5]). Qu’un porte-conteneur échoué bloque le canal de Suez, et le prix du papier hygiénique flambe, face au spectre de la pénurie[6]… Cependant, la crainte d’un retour de l’inflation suscitée par ces phénomènes n’est pas devenue réalité, pour le moment. 

La solution, pire que le mal

Beaucoup des prédictions des économistes diabolisant l’inflation se sont avérées fausses depuis une décennie : la création de quantités ahurissantes de monnaie n’a pas généré d’inflation massive (1,8% en 2021 en France, 1,3% prévue en 2023 par la Banque de France[7]) ; mais elle a nourri une intense augmentation du cours des indices boursiers, permis aux spéculateurs d’investir avec facilité, et avidité, sur le marché immobilier, en profitant de taux parfois même négatifs… au risque de provoquer une hausse des prix de l’immobilier, et par ricochet des loyers. Les taux bas vont le rester durablement et le risque d’une explosion de la charge de la dette reste une hypothèse improbable : l’État français achète aujourd’hui des titres à 10 ans à un taux de 0,08%. Selon un récent rapport de la Commission européenne, la charge de la dette (aujourd’hui 1,5% du PIB), devrait encore diminuer pour ne représenter que 0,7% en 2030[8]. L’Agence France Trésor a même en janvier 2021 levé pour 7 milliards d’euros à 50 ans à un taux de 0,59%, signe de la confiance qu’inspire la nation à long terme[9] et de l’absence de crainte d’un retour de l’inflation.

Le vieillissement de la population n’aura pas forcément de conséquences inflationnistes, la Japon est là pour le prouver : avec 29% de plus de 65 ans et un indice de fécondité de 1,36 (renouvellement des générations permis à partir de 2,1), le Japon depuis 1998 peine à s’extraire de la … déflation. La consommation atone des japonais réduit à néant les opportunités d’investir. Et la succession des plans de relance n’a pas su enrayer cette tendance dépressive. Le risque de déflation, dans un contexte de taux très bas et de « trappe à liquidité », a guetté d’ailleurs un temps l’Union européenne en 2015, pourtant engagée dans une phase de création monétaire inédite.

Le différentiel d’inflation pose également potentiellement problème. Face à une Europe où l’inflation reste modérée, les États-Unis affichent un taux de 5,3% à l’automne 2021. Pour freiner cette inflation, les autorités monétaires américaines vont relever les taux d’intérêt directeurs, quand les taux européens vont rester bas. Les investisseurs risquent de préférer des placements aux Etats-Unis, en dollars américains, plus rémunérateurs ; et donc d’échanger massivement des euros contre des dollars. Le dollar, plus demandé sur le marché des changes, s’appréciera, l’euro se dépréciera. Quand un pays européen paiera alors son gaz ou son pétrole en dollars, il devra débourser plus d’euros pour avoir une quantité d’hydrocarbure équivalente, ce qui dégradera sa balance commerciale…

Surtout, la lutte contre l’inflation dans une économie mondialisée s’est faite depuis quarante ans au prix d’une modération salariale devenue intenable, ainsi que l’explique Patrick Artus[10]. Le partage de la valeur ajoutée[11] s’est déformé en défaveur des salaires (la part de la valeur ajoutée dévolue aux salaires est passée de 68% à 60% depuis 1980), et au profit des actionnaires (+ 7 points de pourcentage aux États-Unis, +19 en Europe entre 1980 et 2015). Même dans un pays comme la France où les salaires ont été préservés, le revenu réel des ménages a baissé sous le coup de la hausse des dépenses contraintes (énergie et logement). Les objectifs de cette austérité salariale étaient multiples : briser la spirale prix-salaires-prix et préserver la compétitivité-prix des entreprises ; maintenir un volume d’emplois peu qualifiés pour atténuer le chômage de masse (si les salaires avaient continué à progresser, les entrepreneurs auraient substitué aux travailleurs les moins productifs des machines…) ; encourager les salariés à la mobilité (en Europe, inciter les travailleurs à se déplacer là où les besoins d’emplois étaient importants). Cette érosion des revenus du travail ne risquait pas de dégénérer en révolution, tant que trois raisons étaient réunies : le maintien d’un État-providence généreux jouant le rôle d’amortisseur en cas de chômage ; les facilités d’endettement permises par le décloisonnement des marchés bancaires et financiers ; la baisse du coût des biens et services grâce à l’intensification de la concurrence mondiale entre les firmes. L’éclatement des collectifs ouvriers et la désyndicalisation participent à ce déséquilibre défavorable aux salaires.

Enfin si la création monétaire abondante n’a pas généré d’inflation incontrôlable malgré une forte récession (plus de 9% de croissance de la masse monétaire en 2020 dans l’Union européenne, pour une croissance à environ -6,8%[12]), elle a amplifié les inégalités entre les salariés selon le secteur dans lequel ils évoluaient : les salariés des « titans » du numérique (GAFAM, BATX) ont tiré profit du dynamisme du secteur alors que les travailleurs des firmes traditionnelles (les « géants ») ont vu leurs revenus baisser ou stagner[13]. L’écart de salaire médian entre ces deux types d’organisation alimente aujourd’hui l’inégalité mondiale.

 

L’heure semble venue de penser les vertus d’une inflation modérée. Celle-ci mange en douceur les dettes, publiques et privées : face à des taux d’endettement public records en temps de paix (115% du PIB en France), la reprise de l’inflation est souhaitable pour réduire la valeur du capital emprunté. Plutôt que de chercher à vainement réduire encore les dépenses publiques pour lutter contre le déficit public, au risque de négliger des dépenses d’investissement essentielles dans la mêlée mondiale et face au défi de la transition écologique, une inflation modérée viendrait à bout du problème sans pleurs. La lutte acharnée contre le déficit public en Allemagne, avec l’adoption de la « règle d’or » (2013), est à l’origine d’un retard d’investissement en infrastructures dans les communes estimé à 149 milliards d’euros en 2020[14]. Des chiffres visiblement ignorés par les décideurs qui, à Bercy, ont décidé de faire de la maîtrise du déficit la clef de voûte du projet de loi de finance présenté en septembre 2021 à l’Assemblée nationale[15]. Les plus libéraux des économistes reconnaissent maintenant que la lutte contre l’inflation a été disproportionnée, et appellent à rechercher une cible d’inflation à 4% plus que 2%[16] pour contrer la baisse de l’activité. Le problème dépasse largement le cénacle des économistes professionnels : il est politique. Et faute d’être traité comme tel, il pourrait vite devenir social. Si nous voulons sortir d’un monde sans inflation, il faudra modifier l’équilibre actuel des rapports de forces sociaux afin de rendre possible la hausse des salaires et la modération des dividendes.

Arnaud Pautet  

[1] Théorie libérale construite autour de Walter Eucken (1891-1950) à l’université de Fribourg.

[2] Milton FRIEDMAN, Capitalisme et liberté, 1963, rééd. Flammarion, Champs essais, 2016.

[3] Termes de l’échange = indice des prix à l’exportation / indice des prix à l’importation (cf. OECE).

[4] Charles GOODHART, Manoj PRADHAN, The Great Demographic Reversal, Springer, 2020.

[5] https://www.senat.fr/rap/r05-105/r05-1051.html

[6] https://www.capital.fr/entreprises-marches/le-monde-menace-dune-penurie-de-papier-toilette-1398425

[7] https://publications.banque-france.fr/projections-macroeconomiques-septembre-2021 . Notons que l’INSEE évoque 2,1% d’inflation en France, sensiblement plus que la Banque de France, donc.

[8] https://www.lesechos.fr/monde/europe/les-decideurs-ont-change-de-regard-sur-la-dette-publique-1353976

[9] https://www.aft.gouv.fr/fr/publications/communiques-presse/20210119-lancement-oat-2072

[10] Patrick ARTUS, 40 ans d’austérité salariale, comment en sortir ? Odile Jacob, 2020.

[11] http://ses.ens-lyon.fr/articles/comment-expliquer-la-deformation-du-partage-de-la-valeur-ajoutee-depuis-30-ans#:~:text=Dans%20l'ensemble%20des%20pays,le%20d%C3%A9but%20des%20ann%C3%A9es%201980.&text=Elle%20passe%20de%2068%20%25%20%C3%A0,graphique%201)%20%5B1%5D.

[12] https://www.ecb.europa.eu/press/pressconf/2020/html/ecb.is200910~5c43e3a591.fr.html

[13] Pierre LÉVÊQUE, Les entreprises hyperpuissances, Géants et Titans, la fin du modèle global, Odile Jacob, 2021.

[14]https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/09/19/en-allemagne-les-rebelles-de-l-orthodoxie-economique_6095227_3234.html

[15] Voir la déclaration du ministre de l’Économie Bruno Lemaire à l’Assemblée Nationale le 21 septembre 2021 : « C'est le courage politique qui nous a permis de rétablir les comptes publics et de sortir la France de la procédure pour déficit public excessif. J'en suis reconnaissant à la majorité que nous avons reçue hier avec Olivier Dussopt, qui nous a apporté un soutien sans faille dans cette maîtrise des comptes publics. »

[16] A l’image d’Olivier BLANCHARD, voir https://www.lemonde.fr/economie/article/2010/02/23/l-economie-mondiale-a-t-elle-besoin-de-plus-d-inflation_1310146_3234.html .

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