Adopte un paysage !

Pour diagnostiquer le présent

« Nous savions tout cela. Et pourtant, paresseusement, lâchement, nous avons laissé faire. Nous avons craint le heurt de la foule, les sarcasmes de nos amis, l’incompréhensif mépris de nos maîtres. Nous n’avons pas osé être, sur la place publique, la voix qui crie, d’abord dans le désert. Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers. Puissent nos cadets nous pardonner le sang qui est sur nos mains ! »

Marc Bloch, L’Etrange défaite, en 1940

 

Adopte un paysage !

            Un jour du mois de juillet, l’été dernier, j’ai traversé le Jura en direction de la Suisse. Passé La Chaux-de-Fonds, s’est dessinée à l’horizon la chaîne des Alpes, les sommets blancs dans la lumière du matin. Le but de cette excursion à deux : une île, sur un lac. Le Lac de Bienne. L’île de Saint-Pierre.

            Sur cette île, en 1765, Jean-Jacques Rousseau a été « confiné » (dit-il) un mois et demi. Il le raconte dans la Cinquième promenade des Rêveries du promeneur solitaire, l’un des textes les plus décisifs de la littérature française. L’île est sauvage, faite de marécages, de bois et de pâturages. Tout en longueur, à l’une des extrémités d’un lac dont les rivages sont « couronnés d’un côté par des montagnes prochaines » (le Jura) et « de l’autre élargis en riches et fertiles plaines » où la vue s’étend « jusqu’aux montagnes bleuâtres plus éloignées » qui la bornent (les Alpes). Je n’étais certes pas le premier à réaliser un tel pèlerinage sur les traces de Jean-Jacques, Goethe l’avait fait avant moi !

            Ce que décrit magistralement Rousseau, dans ce texte d’une quinzaine de pages, c’est l’intégration à un paysage. C’est la manière dont peut se défaire, dans notre pensée et notre façon de vivre, l’opposition (moderne) entre nature et culture, afin d’apprendre à vivre de paysage (1). Le philosophe se promène, au gré de ce qu’il découvre, tantôt s’enfonçant « dans les réduits les plus riants et les plus solitaires » pour y rêver à son aise, tantôt montant « sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d’œil du lac et de ses rivages ». Le soir approchant, il va s’assoir « au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là, poursuit-il, le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser ». Et Rousseau ne cessera plus, dans la suite du texte, de détacher ce « sentiment d’existence » que la situation décrite lui fait subtilement éprouver. Intégration au paysage et sentiment de l’existence.

            Il nous faut défaire la langue qui nous emprisonne. Les mots véhiculent avec eux des représentations qui risquent de bloquer toute initiative pour reconsidérer nos manières de vivre. C’est le cas notamment de « nature » et de « culture », tels qu’ils se sont définis depuis le XVIIe siècle, mais aussi « progrès », « croissance » ou « économie ». Paysage, aussi, est à redéfinir.

          Car un paysage – si l’on ouvre le dictionnaire – c’est la partie d’un pays que la nature présente à l’œil qui le regarde. Or, une telle définition se trouve prise dans les plis de la modernité : le sujet et l’objet, le sujet comme point de vue (perspective) et la primauté donnée à la vision, la présence et la représentation, la partie (et le tout).

         Or, il y a une autre manière de se rapporter au paysage. Car un paysage met en tension des éléments : ciel et terre, montagnes et rivières, nuages et rochers, tel arbre et telle bâtisse. Ces éléments entrent en interaction, s’organisent en polarité et il en découle un accroissement d’intensité. Cette « mise sous tension » maintient le paysage en essor, maintient sa vitalité. Du « pays » devient « paysage » : la mise en tension qui le singularise m’intègre et se fait partager, se laisse rencontrer. Un relationnel s’établit avec le monde qui me fait revenir en amont de celui de la raison abstraite qui analyse et démontre ; le lieu soudain devient un lien. Le paysage vient réveiller notre sentiment d’exister par ce qui s’y singularise. Enfin, le paysage ouvre sur un horizon, un lointain. Le propre d’un paysage est de nous faire appartenir à la Terre. Il est, au sein même du monde, un débordement du monde qui me ravit et me fait sentir mon existence.

        Le paysage est donc ce avec quoi on entre en connivence, ce sur quoi on se branche pour se ressourcer – ce verbe est rentré dans la langue française. Je ne suis pas « face au paysage », je suis (dans) (un) paysage ; je m’y branche et m’y ressource. Le paysage, comme promotion, intensification, mise en tension d’un « pays », est ce sur quoi le vivre peut se brancher, défaisant l’opposition entre le sensible et le spirituel, laissant circuler une respiration. Non plus calculer, prévoir, exploiter ; mais contempler, respirer, communier. Vivre.

        Voici une manière d’habiter poétiquement la Terre et de considérer les liens que nous tissons avec les bêtes, les plantes, les cours d’eau, les milieux – autant d’écobiographies (2).

        Une question : et moi, quel est mon paysage ? Où est-ce que je me ressource ? Où et comment est-ce que j’habite ? Il sera alors possible de voir la Terre comme si c’était la première fois, dans sa splendeur – les poètes y invitent, nous y reviendrons – et d’accéder au sein même du sensible à ce qui est proprement inouï (3).

 (1) François Jullien, Vivre de paysage, ou l’impensé de la raison, Gallimard, 2014

(2) Jean-Philippe Pierron, Je est un nous. Enquête philosophique sur nos interdépendances avec le vivant, Actes Sud, 2021

(3) François Jullien, L’inouï. Ou l’autre nom de ce si lassant réel, Grasset, 2019

 

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020)

 

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