La mémoire trouble de l’historien

La mémoire trouble de l’historien

        « Peut-être serait-ce un bienfait, pour un vieux peuple, de savoir plus facilement oublier : car le souvenir brouille parfois l'image du présent et l'homme, avant tout, a besoin de s'adapter au neuf. » Lorsqu’il écrit ces mots (1940), le grand historien Marc Bloch commente L’étrange défaite de l’état-major français face à l’ennemi. Curieux paradoxe, pour un historien dont les mémoires constituent le premier matériau, de considérer que le souvenir est devenu un carcan entravant les peuples, les empêchant de se projeter vers l’avenir et d’embrasser la nouveauté ?

        Cette question semble d’une troublante actualité. L’historien Benjamin Stora a remis le 20 janvier 2021, au président de la République, le rapport qu’il lui avait commandé au sujet des mémoires édifiées sur les cendres de la guerre d’Algérie (1954-1962). Dans l’esprit d’Emmanuel Macron, bon connaisseur du sujet (il épaula Paul Ricoeur dans l’écriture de La mémoire, l’histoire, l’oubli, en 2000), le travail de mémoire agit au contraire comme un pansement sur les plaies du passé, un outil de réconciliation. Entre amnésie et hypermnésie, il faut chercher un équilibre, l’excès de l’une ou de l’autre ouvrant la voie aux passions tristes tant redoutées par le président. Peut-on commémorer sans inciter les porteurs de mémoire à faire mauvais usage du passé ? Le présupposé d’une « guerre des mémoires » ne risque-t-il pas d’avoir une valeur performative, d’engendrer des effets pervers « d’assignation et d’identification » des acteurs, comme le redoute l’historienne Sylvie Thénault [1] ?  

Mémoire et histoire, une relation complexe

        De la mémoire, Paul Ricoeur construit une définition à la confluence de deux conceptions rivales, celle de Platon et celle d’Aristote. La mémoire est, dans la philosophie platonicienne, la représentation d’une chose absente. Elle est enveloppée par l’imagination, mais ne se confond pas avec elle. Dans la philosophie aristotélicienne, la mémoire est plutôt la représentation d’une chose antérieurement perçue, apprise ou acquise. Elle a trait au souvenir. On se situe donc, avec la mémoire, entre le souvenir et l’imagination [2].

        L’historien sait bien que la mémoire est sa matière première. Mais il conserve à son endroit une certaine méfiance : poursuivant la vérité, s’astreignant à une méthode rigoureuse, il doit contrôler son propre imaginaire. Son métier consiste à authentifier les faits, à administrer des preuves. L’historien n’est pas un romancier, explique Antoine Prost, « l’histoire est imagination et contrôle de l’imagination par l’érudition [3]. » Pour cette raison, mémoire et histoire restent « à angle droit », conclut Paul Valéry.

        L’historien se trouve embarrassé face à la demande sociale de mémoire ; il ne saurait la mépriser, mais en connaît mieux que quiconque les dangers. « Au bout du compte », reconnaît Antoine Prost, « l’historien fait le type d’histoire que la société lui demande (...). Or nos contemporains demandent une histoire mémorielle, identitaire, une histoire qui les divertisse du présent et sur laquelle ils puissent s’attendrir ou s’indigner [4] ». La demande de mémoire est, aussi, l’avatar du capitalisme émotionnel qui nous enchâsse.

 

Face au péril identitaire, vaut-il mieux tout oublier ?

        L’efflorescence des mémoires concurrentes finit, pour Pierre Nora, par figer les identités, réduites souvent à « l’assignation collective à un groupe ». Ces mémoires communautaires passent ces faits révolus au tamis de nos représentations et de nos valeurs actuelles. Elles corrompent « le rapport au passé, (…) la conscience de la différence des temps [5]. » Elles marchandent ce passé, en exigeant réparation. Elles le moralisent, en appelant constamment à la repentance. Elles prétendent faire de l’historien un juge, et de l’histoire un tribunal. Daniel Lefeuvre s’inquiétait d’une telle posture, qui risquait d’enfermer les jeunes issus de l’immigration dans une logique victimaire, les décourageant de se risquer à la compétition sociale. Une posture militante, parfois encouragée par des intellectuels comme François Gèze, auteur de « l’appel des indigènes » fustigeant les discriminations faites aux descendants des indigènes issus des colonies.

        Est-ce à dire, comme Ernest Renan, que l’amnésie est seule souhaitable ? « L’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses [6] », affirmait-il. Mettant fin aux guerres de religion, l’édit de Nantes (1598) ne menaçait-il pas de prison ceux qui évoqueraient le souvenir des exactions mutuelles [7] ?

        Cependant, Paul Ricoeur nous met en garde : l’amnésie, surtout si elle prend les habits de l’amnistie, frappe le passé d’interdit en exonérant des crimes du passé. Quand cette mémoire, refoulée, ressurgit, elle sature l’espace public et devient explosive. L’amnistie offre un « simulacre de pardon » visant à « éteindre les mémoires ». Mais rien ne peut empêcher à terme une salutaire « crise d’identité », nécessaire à la réappropriation de ce passé traumatique.

 

[1] Le Monde, 6 février 2021
[2] Paul RICOEUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000, p. 8.
[3] Vingtième siècle. Revue d’histoire, janvier-mars 2000.
[4] Antoine PROST, Douze leçons sur l’histoire, Seuil, 2010 (rééd.)
[5] Pierre NORA, Recherches de la France, Gallimard, 2013, p. 558-565
[6] Ernest RENAN, Qu’est-ce qu’une nation ? 1882
[7] « Défendons à tous nos sujets de quelque état et qualité qu’ils soient d’en renouveler la mémoire, s’attaquer, ressentir, injurier ni provoquer l’un l’autre par reproche de ce qui s’est passé ».

Arnaud Pautet

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