Une mondialisation trop inégalitaire ?

L’inégalité s’est imposée depuis peu dans l’agenda et les publications des institutions internationales, qu’il s’agisse de la Banque Mondiale ou du Fonds Monétaire International. Les éditeurs savent les ouvrages sur ce thème promis à une bonne fortune, que les auteurs se nomment François Bourguignon[1], Thomas Piketty[2], Anthony Atkinson[3] ou Branko Milanovic[4]. La mondialisation fait souvent figure d’épouvantail responsable de ces inégalités de richesse croissantes. Qu’en est-il en réalité ?

L’inégalité mondiale, sur le temps long, a reculé. L’historien Patrick Verley[5] estime que, dans les îles britanniques, à la fin du XIXe siècle, les 10% des plus gros revenus accaparent 53,4% des richesses de la nation, contre 44% en 1688. Selon Thomas Piketty, en 2010, les 10% des Américains les plus fortunés disposent « seulement » de 47% du revenu national. Actuellement, les espaces les plus inégalitaires restent les anciennes sociétés coloniales (Haïti) et les États pétroliers du Golfe. Mais les inégalités semblaient plus considérables dans l’Ancien Régime : en France, Jean Fourastié et Béatrice Bazil[6] rappellent qu’« au XVIIè siècle, le chirurgien Félix, qui dut, en 1686, opérer Louis XIV d’une fistule, le médecin Daguin et les quelques auxiliaires qui l’aidèrent dans cette tâche, reçurent comme honoraire du Trésor royal l’équivalent de … 10 millions de salaires horaires d’un manœuvre moyen. » A titre de comparaison, Blanche Ségrestin et Armand Hatchuel[7] estiment que l’écart moyen entre le salaire des patrons américains et celui de leurs employés en 2010 est de 350.

Les inégalités explosent, notamment les inégalités patrimoniales, mais pas dans les mêmes proportions que par le passé. Branko Milanovic[8] explique ce regain par un phénomène d’homoploutia : pour la première fois, les détenteurs des plus hauts revenus du travail coïncident avec les détenteurs des plus hauts revenus du capital. Et dans les pays avancés, les femmes poursuivant souvent des études supérieures, l’endogamie renforce ce trait, les plus favorisés s’unissant à ceux qui leur ressemblent (même études et salaires, mêmes valeurs, mêmes projets pour leurs enfants).

Les inégalités suivent en réalité des chemins contrastés, et la globalisation des firmes, du numérique et de la finance agit comme un accélérateur des tendances longues : l’inégalité mondiale, celle correspondant au niveau de vie entre les citoyens du monde, a reculé au XXe siècle, nous enseigne François Bourguignon[9], tout comme les inégalités entre nations. N’exagérons pas cette érosion : la situation des PMA[10] s’est dégradée depuis 1960, tous les pays en développement ne partageant pas le sort de la Chine. Beaucoup d’émergents, notamment en Amérique latine, sont pénalisés par une « désindustrialisation prématurée[11] » (Dani Rodrik) et pris dans le « piège du revenu intermédiaire », bloqués dans des stratégies d’imitation, faute d’innovation suffisante[12] (Philippe Aghion).

La seule certitude est la remontée des inégalités à l’intérieur des nations: la mondialisation et le développement du numérique bénéficient principalement aux plus qualifiés, aux salariés des firmes transnationales, mobiles, diplômés, et maniant avec dextérité l’anglais et les technologies digitales. Branko Milanovic montre cependant que les « gagnants de la mondialisation » ne se réduisent pas aux seuls cadres nomades : les classes moyennes se développent à grande vitesse aujourd’hui en Asie, demain en Afrique, et ont vu leurs revenus doubler depuis 1980, au contraire de leurs homologues d’Occident, victimes d’une « grande compression » des salaires. Les plus pauvres des pays pauvres apparaissent, sans surprise, comme les grands perdants, mais une partie des pauvres des pays à revenus intermédiaires s’insère dans une autre globalisation. Cette « mondialisation des pauvres[13] » touche la moitié de l’humanité gagnant moins de 3 US$ par jour : elle constitue un gigantesque marché pour l’agro-alimentaire et les services. Elle vit du petit commerce le long des corridors frontaliers et des axes routiers, bénéficie du dynamisme des comptoirs commerciaux reliant Yiwu en Chine aux villes du Machrek. Elle ne demande pas moins, mais plus de mondialisation. Comme le rappelle le PNUD, les objectifs de réduction de l’extrême pauvreté mondiale fixés en 2000 ont été largement tenus, exception faite de certaines régions d’Afrique subsaharienne et d’Asie du Sud.

La première mondialisation (1860-1914) avait permis une grande convergence entre les revenus des travailleurs des deux rives de l’Atlantique[14], grâce aux migrations internationales et aux transferts de capitaux. Elle avait en partie écrêté les inégalités produites par la « grande divergence[15] » de la révolution industrielle. Les guerres et les crises, et l’inflation qui les accompagna, se chargèrent de ramener les sociétés du monde développé à une certaine égalité en 1945. Celle-là même qui permit à nos sociétés d’accepter les États-Providence. En revanche, l’inégalité restait abyssale entre ces centres et leurs anciennes colonies, en train d’arracher leur indépendance.

Le regain inégalitaire interpelle : contrairement à ce qu’enseigne la théorie néoclassique, la mondialisation ne bénéficie pas principalement aux pays pauvres, le capital se dirigeant surtout vers les pays anciennement développés où son rendement est pourtant faible[16]. Une « grande convergence » reste possible pour Richard Baldwin[17], dès lors que ce processus de mondialisation sera achevé : cela implique, après la mondialisation des biens et des capitaux, une accélération de la globalisation des travailleurs au sein d’un marché mondial. Mais il prédit, aussi, la disparition des États-providence, qui offrent aux ressortissants des nations une « rente de citoyenneté », condamnée par cette concurrence mondiale des travailleurs qui prétend les arracher à leur terre natale.

 Cette esquisse ne dévoile qu’une partie de la perspective des inégalités, irréductibles à la dispersion des revenus et aux inégalités de fortune. L’inégalité réside surtout dans l’inégal accès aux « capabilités[18] », aux compétences qui donnent la capacité à saisir les opportunités que la vie nous tend, à exercer notre liberté théorique pour choisir notre destin. L’accès à l’éducation supérieure et aux soins de qualité, au numérique, des institutions régulant la concurrence et empêchant le pillage des ressources et les monopoles, sont les conditions de l’extinction du régime actuel d’inégalités.

Arnaud Pautet

 

[1] François BOURGUIGNON, La mondialisation de l’inégalité, Seuil, 2012.

[2] Thomas PIKETTY, Le capital au XXIe siècle, Seuil, 2013.

[3] Anthony ATKINSON, Inégalités, Seuil, 2016.

[4] Branko MILANOVIC, L’inégalité mondiale, La Découverte, 2019.

[5] Patrick VERLEY, L’Échelle du monde, Seuil, 1997.

[6] Béatrice BAZIL, Jean FOURASTIÉ, Le jardin du voisin, Livre de Poche, 1980

[7] Blanche SEGRESTIN, Armand HATCHUEL, Refonder l’entreprise, Seuil, 2012.

[8] Branko MILANOVIC, Le capitalisme sans rival, La Découverte, 2020.

[9] François BOURGUIGNON, La mondialisation de l’inégalité, Seuil, 2012.

[10] Pays les moins avancés, cumulant tous les ingrédients de ce que les Nations Unies appellent la « pauvreté multidimensionnelle » : difficultés d’accès à l’école, aux soins de base, à l’eau courante, à l’électricité, etc…

[11] Dani RODRIK, La mondialisation sur la sellette, De Boeck, 2018.

[12] Philippe AGHION, Céline ANTONIN et Simon BUNEL, Le pouvoir de la destruction créatrice, Odile Jacob, 2020.

[13] Armelle CHOPLIN et Olivier PLIEZ, La mondialisation des pauvres, loin de Davos et de Wall Street, Seuil, 2018.

[14] Suzanne BERGER, Notre première mondialisation, leçon d’un échec oublié, Seuil, 2003.

[15] Kenneth POMERANZ, La grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel, 2000.

[16] Patrick ARTUS, Discipliner la finance, Odile Jacob, 2019.

[17] Richard BALDWIN, The Great Convergence, Information Technology and the New Globalization, Belknap Press, 2016.

[18] Amartya SEN, L’idée de justice, Penguin Book, 2009.

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