Changer de société, refaire de la politique

Pour diagnostiquer le présent

Place de village

« Nous savions tout cela. Et pourtant, paresseusement, lâchement, nous avons laissé faire. Nous avons craint le heurt de la foule, les sarcasmes de nos amis, l’incompréhensif mépris de nos maîtres. Nous n’avons pas osé être, sur la place publique, la voix qui crie, d’abord dans le désert. Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers. Puissent nos cadets nous pardonner le sang qui est sur nos mains ! »

Marc Bloch, L’Etrange défaite, en 1940

 

Changer de société, refaire de la politique 

 

             « Nous vivions alors dans une époque étrange, comme celles qui d’ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands règnes… C’était un mélange d’activité, d’hésitation et de paresse, d’utopies brillantes, d’aspirations philosophiques ou religieuses, d’enthousiasmes vagues mêlés de certains instincts de renaissances, d’ennui des discordes passées, d’espoirs incertains. »

            Je pense souvent aux premières lignes de la Sylvie de Gérard de Nerval en ce moment. Chacun chez soi, nous sommes confinés, ou c’est tout comme. Il y a eu le temps de la sidération, au mois de mars 2020, puis une tentative pour s’ébrouer et reprendre pied dans le monde, l’été dernier, puis la rentrée et l’enfoncement progressif dans un quotidien fait de travail à distance, de discussions virtuelles, de « conférences zoom », de silhouettes masquées, de gel hydro-alcoolique, mais aussi de moments volés entre amis (à condition de rester dormir sur place).

            La société française est de plus en plus atone.

            « Atone » : cela veut dire qu’elle manque de tonos, de tension, donc de vie. Contre cet enlisement progressif et contre la disparition de la politique et du monde commun, il nous faut introduire ce que le philosophe François Jullien appelle des décoïncidences (1). Décoïncider, c’est tout le contraire de protester ou de s’opposer. Protester est une posture qui fait du bruit, qui prend la pose, qui prône éventuellement la révolution, mais qui ne change rien au fond. Décoïncider d’une situation installée, d’une habitude qui n’est plus réfléchie, c’est la défaire de l’intérieur, introduire un écart de telle manière que la capacité à vivre s’ébroue et retrouve élan, allant, tonus. Notre existence se renouvellera par ces écarts que nous introduirons dans nos manières d’acheter, de manger, de nous déplacer, de parler, de lire, d’écouter, d’obéir au pouvoir ou de résister, de faire attention – de faire attention, surtout, et de savoir à quoi l’on veut faire attention : les alertes et les « infos » de nos téléphones ou le chant des oiseaux ? Ou bien encore, faire attention à nos voisins les plus proches.

            Nous, citadins éduqués, qui parlons (mal) l’anglais international et informés de ce qui se passe à l’autre bout de la terre, il arrive que nous nous sentions plus proche de ceux qui habitent une autre métropole, à quelques centaines ou milliers de kilomètres de là – collègues d’une même entreprise, dirigeants d’autres entreprises, « amis » sur les réseaux « sociaux », homologues en tout genre, ou membres de notre famille – plus proche que de ceux qui se trouvent à côté de nous : voisin d’immeuble ou de maison, commerçant, sans domicile fixe. Mais aussi oiseaux, insectes, arbres, plantes, cours d’eau, mais aussi l’air que nous respirons, les microbes et tous les êtres qui nous permettent de vivre. C’est tout un ensemble de réseaux d’humains et de non-humains, sans qu’il y ait de rupture avec notre être singulier, qui nous permet à chaque instant de vivre. Nous agissons en permanence sur notre milieu et notre milieu agit sur nous. Qu’est-ce qui nous est nécessaire ? Comment chacun d’entre nous peut-il décrire ce milieu qui le fait vivre ? A quoi tenons-nous ? Avec qui sommes-« nous » ? Et qui sont les ennemis ?

            C’est dans cette direction, peut-être, que l’on peut retrouver une initiative : décrire le milieu dans lequel nous sommes enracinés. Repolitiser les liens que nous entretenons avec nos milieux et créer des solidarités qui trouvent dans ces liens leur point de départ. Se demander si ce que nous achetons permet à celui qui le produit d’en vivre dignement. Cela, certes, est plus difficile que d’affirmer que l’on n’y peut rien et que les problèmes nous dépassent. Nous sommes tous responsables. Il ne tient qu’à nous d’empêcher que le monde ne se défasse.

            « Milieu » est, en effet, un concept pertinent pour repenser nos appartenances. L’être humain ne peut vivre que s’il s’inscrit dans des milieux : « La patrie, les milieux définis par la langue, par la culture, par un passé historique commun, la profession, la localité, sont des exemples de milieux naturels. » (2) Un milieu inscrit un être humain dans une communauté où il a sa place mais aussi dans une temporalité en transmettant les trésors vivants du passé, des manières de penser et de vivre, des œuvres et des exemples, une conception du bien, du sens de l’humain et certains pressentiments d’avenir. Un milieu est aussi bien « naturel » que « culturel » ; ou, plutôt, il défait de l’intérieur cette distinction aujourd’hui périmée alors que les non-humains sont aussi des puissances d’agir – et non des « objets » inventés par la physique moderne – les humains et les non-humains interagissent en permanence.

            Chaque milieu est singulier, fournit une nourriture pour un certain nombre d’êtres humains, mérite d’être défendu (une ZAD : « zone à défendre »). Car un milieu qui disparaît, c’est une perte irremplaçable. Enfin, loin de se refermer dans leurs frontières, les milieux s’ouvrent les uns sur les autres : ils s’entre-tiennent. Il y a une poétique des milieux (3).

            Pour finir. Si l’on veut comprendre ce qu’est l’engagement d’un intellectuel, ou comment l’étude du passé le plus ancien peut conduire au cœur même du moment présent et mobiliser, lire l’excellente biographie que François Dosse vient de consacrer au grand historien que fût Pierre Vidal-Naquet (4). Voilà un exemple d’engagement dans la Cité ! 

(1) François Jullien, Politique de la décoïncidence, L’Herne, 2020

(2) Simone Weil, Luttons-nous pour la Justice ? Manuel d’action politique, Peuple Libre, 2017

(3) Pascal David, Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe, Peuple Libre, 2020.

(4) François Dosse, Pierre Vidal-Naquet. Une vie, La Découverte, 2020

 

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020)

 

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