Il faut voir ce que l’on voit

Pour diagnostiquer le présent

Lieu aride
Lieu aride © Karim Manjra - Unsplash

« Nous savions tout cela. Et pourtant, paresseusement, lâchement, nous avons laissé faire. Nous avons craint le heurt de la foule, les sarcasmes de nos amis, l’incompréhensif mépris de nos maîtres. Nous n’avons pas osé être, sur la place publique, la voix qui crie, d’abord dans le désert. Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers. Puissent nos cadets nous pardonner le sang qui est sur nos mains ! »

Marc Bloch, L’Etrange défaite, en 1940

 

Il faut voir ce que l’on voit

          « Il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. » A cette exigence Péguy nous invite, dans Notre jeunesse.

            Nous nous tenons si souvent un discours qui masque, en toute bonne conscience, le réel. Ce discours consiste à dire, au fond, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Il y a toujours eu des épidémies. Et des épreuves historiques à surmonter. La peste noire ou la grippe espagnole, c’était bien pire ! La guerre de 14, quand même ! Et le nazisme. Certes. Cette manière de ramener le présent au passé est efficace, dans la mesure où elle permet de désamorcer toute réflexion sur ce qui est en train de se passer. Et de ne surtout rien changer aux habitudes acquises, au confort et aux facilités. Il ne s’agit pas de nous jeter la pierre. Mais de chercher à comprendre pourquoi nous ne voulons pas voir.

             Car ce qui est en train de se passer n’est pas une crise sanitaire avant de revenir, le plus vite possible, à « la normale ». La crise sanitaire c’est, au mieux, le devant de la scène, au pire une répétition générale. Ce qui est en train de se passer sous nos yeux, c’est la fragilisation, pour ne pas dire l’effondrement des conditions d’existence des hommes sur Terre. Inutile d’asséner des chiffres, mais quand même : 18 % des espèces menacées en France avec une forte dégradation depuis dix ans ; plus de 50 % des animaux sauvages disparus depuis 1970 ; près des quatre cinquièmes des insectes volants en Europe ; par conséquent les oiseaux… etc. Il faut voir ce que l’on voit. Cela s’appelle la sixième extinction mondiale. Cela n’arrive pas si souvent : la dernière fois, c’était il y a soixante-cinq millions d’années, la disparition des dinosaures. Mais la différence : cette fois-ci, c’est l’homme qui en est la cause. L’homme, cette espèce qui a colonisé toute la surface de la Terre, qui saccage tout sur son passage, le sol, le sous-sol, l’espace. C’est inédit. Huit cent mille personnes meurent des conséquences de la pollution en Europe chaque année. C’est inédit. De plus en plus de pays souffrent et vont souffrir du manque d’eau potable (stress hydrique) – actuellement plus d’une personne sur six dans le monde, dans plus de quarante pays. C’est inédit. L’espérance de vie décroît déjà dans plusieurs pays « riches ». C’est inédit. Ce n’est pas être catastrophiste que de constater des faits. Il faut voir ce que l’on voit.

            Un autre discours que l’on entend parfois : on ne savait pas ! Mais que faisions-nous pour ne pas savoir ? Car enfin, le rapport Meadows, c’était en 1970. Lorsque le 13 novembre 2017, quinze mille scientifiques publient dans Le Monde « Il sera bientôt trop tard », une tribune pour alerter sur l’état de la Terre, sur la destruction du vivant, le texte est publié en Une et le titre ne pourrait pas être plus gros s’il s’était agi d’une guerre nucléaire. Le pape a lancé un appel à toutes les femmes et les hommes de bonne volonté dans Laudato si’. A quoi cela sert-il d’avoir des yeux pour ne pas voir ? des oreilles pour ne pas entendre ? Le péché contre l’esprit.

            Je déjeunais avec des amis, l’été dernier, en région parisienne. Il faisait un peu plus de 39° C. Il y avait consensus pour s’en plaindre. Puis chacun sort son téléphone. Mais aucun lien n’est établi entre les deux faits : la température, le portable. C’est si commode. C’est là une variante du même discours que nous nous tenons : cloisonner, surtout ne rien mettre en rapport. Cela obligerait à voir. Il est si facile de déplorer des effets dont on chérit les causes.

         Ou encore : mais on ne sait rien de l’avenir ! Si. On peut anticiper avec une probabilité satisfaisante : la montée des eaux et des températures mortelles pour 60 % de la population mondiale sur un tiers de la surface du globe à l’horizon 2050 (selon le GIEC). Des centaines de millions de réfugiés climatiques. Et, surtout, on sait ce qui est déjà en train de se passer. A condition de voir ce que l’on voit (1).

        Certes, nous parlons beaucoup d’écologie ; il y a les rapports du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), il y a des « COP » – la « COP 21 », à Paris, en 2015, un échec retentissant – mais il ne suffit pas de parler du climat pour que cela change quoi que ce soit. Malgré toutes les décisions prises par les gouvernements successifs et toutes les bonnes intentions, la courbe qui mesure le taux de CO2 dans l’atmosphère ne fait que croître depuis trente ans. Nous voulons bien, certes, trier nos déchets, donner de notre superflu, mais à condition qu’on ne touche pas à notre « nécessaire » – l’avion pour les vacances, la viande plusieurs fois par semaine, le smartphone… Un smartphone, un seul ? Une tonne de CO2 dans l’atmosphère. Il faut extraire des métaux rares pour le fabriquer, et cela n’est pas sans conséquences : « violation des droits humains, épuisement de ressources non renouvelables, rejets toxiques dans la biosphère et émissions de gaz à effet de serre » (Françoise Berthoud, CNRS) – mais cela se passe loin de chez nous, et Rousseau l’avait bien dit : « Il faut de la poudre à nos perruques ; voilà pourquoi tant de pauvres n’ont point de pain. »

         Voir ce que l’on voit ? Ou décider délibérément de regarder ailleurs ? Que faire ? (A suivre.)

         (1) Aller chercher l’information demande un peu d’effort. Ce sont les scientifiques qu’il faut écouter d’abord (avant les journalistes). Le rapport de l’ONU : « Making Peace with Nature » (février 2021). Les rapports du GIEC et de l’IPBES. Ceux de l’Office français de la biodiversité et du MNHN. Les classiques : Aldo Leopold, Arne Naess, Lynn White, ou aujourd’hui Bruno Latour, Philippe Descola, Vinciane Despret, Baptiste Morizot. Faisons mention de l’ouvrage de Virginie Maris, La Part sauvage du monde. Penser la nature dans l’Anthropocène, Seuil, 2018 ; du collectif sous la direction de L. Testot et L. Aillet, Collapsus. Changer ou disparaître ? Le vrai bilan sur notre planète, Albin Michel, 2020 : quarante contributions dont celles de chercheurs aussi éminents que Dominique Bourg (philosophe) ou Gaël Giraud, sj (économiste). Les travaux de l’Institut Rousseau. Les conférences de Jean-Marc Jancovici sur les questions d’énergie. Celles d’Aurélien Barrau.

 

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020)

 

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