Incarnation

Pourquoi être là en chair et en os ?

Renoir, "Le bal du moulin de la galette"

Nous avons pris l’habitude d’organiser les réunions « en distanciel ». Et c’est, en effet, plus pratique, ou « commode ». L’un est à Paris – il ne pourra donc pas être là, à Lyon – et un autre doit garder ses petits-enfants à la campagne, et cela justifie que chacun reste chez soi. C’est vrai, pourquoi faire l’effort de se retrouver ?

Cela évite le pot qui suit la réunion et le temps perdu en bavardages. A l’heure dite, et si la technologie fonctionne, chacun s’installe derrière son écran. Aucun corps, aucune matérialité étrangère autour de moi – qui ne serait pas « à moi » – mais une image sur mon écran et un son qui en sort. Le son ne sort plus d’un corps et d’une bouche (qui ne sont pas « à moi »), mais d’un objet fabriqué qui m’appartient. On perd peut-être en humanité mais, c’est sûr, on gagne en efficacité.

C’est commode de ne plus avoir de corps. On peut être à la fois ici et ailleurs. Au restaurant avec sa femme et dans le même temps sur les réseaux sociaux avec d’autres (ou une autre). Dans le même temps dans son canapé, devant un film ou dans un roman, et en train de regarder des messages qui s’affichent. La distance spatiale est abolie, le temps aussi. Je reçois un message et je réponds instantanément. Je suis à Marseille et je donne un cours à Lyon ou je participe à une soirée à New York. C’est plus efficace. What else ?

  « Cela te pose-t-il un problème ? », m’a-t-on déjà demandé, quelques jours avant une réunion prévue « en distanciel ». De ceux à qui cela ne pose pas problème, je suppute une chose, c’est qu’ils ne croient pas à l’incarnation.

Le docétisme est la doctrine de ceux qui nient l’humanité du Christ : en Jésus, Dieu s’est laissé voir mais il ne s’est pas véritablement incarné. Jésus-Christ est Dieu, mais il n’est pas véritablement un homme. Il ne peut pas souffrir, il n’est pas mort sur la croix (folie ! scandale !), il n’est pas limité par l’espace et le temps. Bref, il ne rencontre pas de limites.

Car c’est cela qui est en jeu. Les limites de la condition humaine sont-elles des limites insupportables ? Faut-il à tout prix les abolir ? Abolir les limites que nous impose notre corps : un corps d’homme ou de femme ; un corps qui est parfois malade, qui souffre, qui peut être handicapé ou ne pas pouvoir engendrer ; un corps qui est ici ou là, dans un lieu, et qui un jour va s’arrêter de fonctionner. L’horizon de la mort est la manifestation de la finitude de la condition humaine. La tentation est de l’abolir. Les nouvelles technologies pourraient le permettre, dit-on. Certains le souhaitent. Et le croient.

J’entends déjà mon interlocuteur s’écrier : « Je n’ai rien à voir avec le docétisme ! Comment osez-vous déclarer que je ne crois pas à l’incarnation ? Pour qui vous prenez-vous ? Tout cela est bien exagéré ! C’est simplement que c’est plus pratique, plus efficace. Et puis on peut le faire, et tout le monde fonctionne comme ça maintenant, alors pourquoi s’en priver ? » Oui, en effet, pourquoi ? Pourquoi faudrait-il des limites ? Pourquoi faudrait-il se poser des questions éthiques ou philosophiques ?

Peut-être parce qu’une technique n’est pas exempt d’enjeux philosophiques et existentiels. C’est bien une philosophie (ou métaphysique), fondée sur la distinction entre l’âme et le corps – le cartésianisme (après Suarez, Galilée) – qui a permis le déploiement des sciences et l’accroissement vertigineux de la puissance en Occident. La technologie est un certain rapport de l’homme au monde et aux autres. Il n’est pas indifférent pour la manière d’être homme que nous ne prenions plus d’engagement déterminé, qui engage l’avenir (par exemple : « nous aurons rendez-vous à tel endroit, à telle heure »), mais que nous nous ajustions à chaque instant aux circonstances (« rendez-vous place Bellecour, tu m’appelles quand tu arrives »). Un lieu n’a plus d’importance, puisqu’il suffit de téléphoner pour le modifier. Une heure n’a plus d’importance, puisqu’il suffit de téléphoner pour prévenir que l’on aura une demi-heure de retard. Et s’il y a autre chose à faire de plus intéressant, puisqu’il suffit de téléphoner… Et s’il y a plus intéressant que ma femme, puisqu’il suffit de téléphoner… C’est à une mutation anthropologique dans le rapport de l’homme au temps, à l’espace, et à la promesse à laquelle nous assistons.

C’est donc bien de corps et de présence dont il s’agit.

A quoi sommes-nous présents ? A qui sommes-nous présents lorsque nous attachons une plus grande importance à un message qui s’affiche sur un objet manufacturé – le smartphone – qu’à la personne qui est en face de nous ; lorsque nous préférons une réunion d’association par « zoom » plutôt que de se retrouver en présence ; lorsque nous considérons qu’il est plus important de faire une photo d’un paysage ou d’une œuvre d’art que de regarder – reportant ainsi le moment de la rencontre, et l’abolissant. Il n’y a pas de présence ailleurs qu’ici et maintenant. La présence est l’événement qui surgit de la rencontre et qui fait le présent.

C’est la présence qui fait le présent (le « moment présent » : comme lorsque l’on parle d’un temps passé en présence d’amis comme d’un « bon moment »). C’est l’effraction vive de la présence qui rend le présent effectif (et non pas un point entre l’avenir et le passé qui ne cesse de fuir). La présence advient de la rencontre de l’Autre : se défaire de soi, accéder à de l’Autre, laisser advenir de la présence. Car la présence n’est pas de l’être (du déjà-là, sous la main, disponible), mais elle est un événement – l’événement d’une rencontre. Elle surgit de la rencontre de l’Autre (aussi bien une passante qu’un paysage, ou qu’un Dieu peut-être). Or, ce à quoi nous assistons aujourd’hui, c’est à une perte de la présence – perte par dilution, par étalement. 

Ou, autrement dit, la finitude est la condition de la rencontre. Rencontrer, c’est sortir de soi pour aller vers un Autre – exister (ex-sistere, sortir de soi). Rencontrer m’extirpe de moi-même en m’ouvrant à un Autre de telle manière que cela (se) passe entre moi et un autre et que, de cette rencontre, je déploie ma capacité à vivre (qui se replie sur sa vie la perd et qui se met en route vers un autre en préservera la ressource). Rencontrer : non pas une image ou un son produit par un objet technique mais une voix, un corps qui est , en présence duquel je me trouve, prenant le risque de l’imprévu, du bouleversement, de la perte de maîtrise – de la vulnérabilité aussi.

S’il y a une pensée qui a insisté sur les ressources de la finitude, de la présence et de la rencontre, c’est bien le christianisme. Il le dit d’un mot (de passe) : « incarnation ». Que l’on « y croit » ou pas, le christianisme fournit des ressources pour penser et pour vivre, pour déployer notre humanité.

Encore faut-il faire usage de ces ressources.

Et ce n’est sans doute pas indifférent que « le Verbe s’est fait chair » (Jean 1,14).

Plutôt que wifi.

Belle fête de Noël !

 

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020)

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