La France, la Terre, les régions

Pour diagnostiquer le présent

Vue sur la ville de Lyon, Unsplash

« Nous savions tout cela. Et pourtant, paresseusement, lâchement, nous avons laissé faire. Nous avons craint le heurt de la foule, les sarcasmes de nos amis, l’incompréhensif mépris de nos maîtres. Nous n’avons pas osé être, sur la place publique, la voix qui crie, d’abord dans le désert. Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers. Puissent nos cadets nous pardonner le sang qui est sur nos mains ! »

Marc Bloch, L’Etrange défaite, en 1940

 

La France, la Terre, les régions

Les élections régionales. En métropole : treize régions. Chacune de ces régions, quoi que l’on pense de leur découpage, est une entité politique. Un terrain de vie qui se singularise par des paysages, un climat, des traditions, une gastronomie, une manière de s’habiller, de parler, des monuments, des héros, des œuvres, une économie autrement dit des activités organisées de production et de distribution de biens et de services, parfois une langue et une littérature, ainsi qu’une politique : l’exercice (partiel) d’une souveraineté.

Derrière ces « régions » se cachent des « petites patries ». Nommons l’Occitanie, la Savoie, la Flandre, le Béarn, la Bourgogne, la Bretagne, le Berry, l’Anjou, la Corse, le Dauphiné, la Provence, la Lorraine, l’Alsace, la Franche-Comté, le Hainaut, ou les Cévennes chères à mon cœur. Ces petites patries existaient déjà à peu près toutes comme telles au XIIe siècle, avant que « la France » (c’est-à-dire l’Île-de-France) ne vienne les conquérir par la force ou par un système d’alliances. Conquête, unification et normalisation du territoire qui se poursuivra de manière semblable au XIXe siècle (la colonisation) : un seul Etat et son administration, un seul peuple, un seul territoire, une seule langue, une seule histoire – et des voies de chemin de fer qui convergent toutes vers Paris.

Contre cette uniformisation du territoire, l’enjeu est de défendre la singularité des milieux. Certes, toutes ces petites patries font en commun la France, mais le commun n’est pas le semblable. L’intégration n’est pas l’uniformisation. Au contraire : plus l’écart est grand, plus le commun est intensif (1). C’est la mise en tension de ces milieux de vie, leur vis-à-vis, leur mise en regard qui constitue du commun. Pour le dire d’une autre manière : au sein du commun se déploient des écarts et ce sont ces écarts qui font un commun vivant. Alors que la différence isole des identités, l’écart met en regard, fait rencontrer et ouvre la possibilité d’un dialogue. De l’importance de faire usage des bons concepts : l’universel n’est pas l’uniforme et les communautés ne sont pas nécessairement « communautaristes » (« identitaires ») pour autant que chaque milieu ou communauté ou culture s’ouvre aux autres, les prend en considération, et vise un universel qui sans cesse est à rouvrir en faisant place à l’Autre (un universel régulateur). La réflexion politique – on le lit tous les jours – patine et s’étiole, s’enlise dans des opinions, à ne pas savoir faire usage de concepts adéquats.

Il en va de même pour l’Europe : non pas uniformisation par des normes imposées d’en haut, selon une conception hiérarchique de la politique, mais ouverture et place faite à l’Autre, de telle manière que se tisse au fil du temps, lentement, sur un plan d’immanence, du commun. Non pas des Centres qui font le désert autour d’eux – Paris, au centre de la France, qui décide de tout et impose « d’en haut », ou la catastrophe des métropoles – mais des milieuxs’enraciner. Il s’agit donc de multiplier les échelles. Mon bassin de vie : « le plus petit territoire sur lequel les habitants ont accès aux équipements et services les plus courants » (INSEE) ; mes paysages, ma région, ou bien encore un milieu transfrontalier ; ma nation : la France ; l’Europe comme continent et culture commune qui doit pouvoir défendre sa souveraineté et ses limites. A chaque fois, des milieux, des lieux d’enracinement, des « zones à défendre ».

La Terre. Cette « zone critique », comme disent les scientifiques, où la vie est possible et dont nous ne pouvons pas sortir (sinon en reproduisant les conditions de vie terrestre) : quelques kilomètres au-dessus et en-dessous de la surface de la planète. Cette zone où nous sommes tous confinés. La Terre, c’est l’angle mort de ceux qui font de la Nation l’alpha et l’oméga de toute politique concevable : ils raisonnent comme si la politique concernait uniquement des êtres humains sur un territoire. Ils raisonnent comme si ce qu’ils nomment la « nature » (distinguée de la « culture ») était un sol qui ne réagissait pas aux actions humaines. Ils vivent sur une planète où des « sujets » (les humains) ont face à eux des « objets » inertes, mesurables et connaissables. Y compris lorsqu’il s’agit des meilleurs historiens et philosophes et qu’ils défendent brillamment leurs idées (2), les apôtres de la nation ne prennent pas en compte notre « nouveau régime climatique » (3). Bref, ce sont des Modernes.

Ce que nous appelons encore « la nature » et ses « lois », celles de la physique galiléenne, n’est pas un sol inerte. La Terre est modifiée par l’activité humaine, et réagit à cette colonisation par les humains : le « réchauffement climatique » est un aspect de cette réaction, les zoonoses en sont un autre. Car « où l’on vit » (la question du territoire et de ses frontières bien délimitées par la politique à l’ancienne) ne dit pas tout, ni même l’essentiel, de ceux « dont on vit » (pour le dire avec les mots de Latour) : humains et non-humains, jusqu’aux bactéries et à l’oxygène que je respire (4). Pour dire notre expérience de la Terre, il nous faut une autre langue que celle des Modernes. C’est ce à quoi s’attache, notamment, François Jullien, depuis plus de quatre décennies, dans l’écart entre les langues et les pensées d’Europe et de Chine, et singulièrement dans un essai qui vient de paraître : Ce point obscur d’où tout a basculé (5).

Pour un grand nombre de questions politiques, à présent, le niveau national n’est pas la bonne échelle. Que ce soit pour la question du climat ou celle de la pollution, des antibiotiques, des virus, ou encore celle des lobbys, des multinationales et des paradis off-shore, et bien d’autres, la nation n’est pas la bonne échelle. Il convient d’articuler l’échelle locale et l’échelle européenne.

Ce qui veut dire que l’Etat n’est pas l’acteur le plus efficace. Nous le voyons à l’œuvre depuis le début de la pandémie : imprévoyance, échecs et approximations. L’Etat refuse toute initiative aux régions, démantèle et vend en pièces détachées l’industrie française, méprise ou détruit tout ce qu’il ne contrôle pas – la société Valneva, installée à Saint-Herblain dans les Pays de la Loire, par exemple, propose, en juin 2020, de fabriquer des vaccins ; la ministre de l’Industrie ne prend même pas la peine de répondre après plusieurs relances. Résultat : 100 millions de doses commandées par le Royaume-Uni et fabriquées par une usine en Ecosse (6).

Il n’y a pas un monde unique. Il y a des milieux à différentes échelles qui entrelacent humains et non-humains, des solidarités et des ennemis. La Terre aussi bien que les paysages s’habitent et se défendent.

 

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020)

 

(1) François Jullien, Il n’y a pas d’identité culturelle. Mais nous défendons les ressources d’une culture, L’Herne, 2016

(2) Pierre Manent, Situation de la France, Desclée de Brouwer, 2015

(3) Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique, La Découverte, 2015

(4) Bruno Latour, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, La Découverte, 2021, chapitre 11

(5) François Jullien, Ce point obscur d’où tout a basculé, L’Observatoire, 2021

(6) Communiqué de Christelle Morançais, présidente de la région Pays de la Loire, Ouest-France, 1er février 2021

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