La laïcité est un sport de combat

En 1989, deux jeunes filles scolarisées au collège de Creil refusent d’ôter leur voile et rappellent aux Français que la laïcité est un mot de combat, presque un siècle après la loi de « neutralité » de 1905. Par son application intransigeante sous Émile Combes en 1906, cette loi « laïque » avait déjà violemment divisé le pays, à peine sorti de l’affaire Dreyfus et encore fébrile.

La République était-elle condamnée à voir rejouer avec les musulmans une faille ouverte par les catholiques dans le passé ? En réduisant la laïcité à cette angoisse, ne se méprend-on pas sur son sens profond ?

En effet, le débat sur la laïcité tend trop souvent à se réduire à la liberté religieuse, au risque de la confondre avec la liberté de conscience. Retrouver le sens premier de la laïcité implique un dépouillement, et un dépassement de cette vision, qui doit d’abord être pensée comme un cadre humaniste permettant à chacun de s’inscrire librement dans la société.

L’École aux avant-postes de la laïque1

 Le fait divers de Creil devient une « affaire » avec un retentissement politique considérable. Lionel Jospin demande au Conseil d’État un avis expert2, plutôt que de légiférer. Il confirme que la décision du chef d’établissement était la bonne : interdire l’accès aux cours à ces deux jeunes filles, au nom de la neutralité. Les maintenir dans l’établissement, pour les soustraire à l’influence religieuse de leur famille. L’avis enjoignait les autorités à renouer le dialogue avec la famille pour défendre la laïcité. Par la suite, les pouvoirs politiques ont choisi de légiférer pour distinguer le licite de l’interdit. A l’issue de la commission Stasi (1998-2003, du nom du médiateur de la République), qui préconise notamment l’enseignement du fait religieux, une loi est finalement votée, interdisant les « signes ostensibles » à l’École (2004).

Même si les violations du principe de neutralité médiatisés concernent souvent la population musulmane, l’application de la loi est tout aussi ferme avec les autres communautés religieuses. En 2004, trois lycéens de l’établissement Louise Michel de Bobigny furent exclus par un conseil de discipline pour avoir refusé d’ôter leur turban (une décision qui vaudra à la France une condamnation de l’ONU en 2013). En 2007, quatre élèves du lycée Delacroix de Drancy étaient refusés pour la même raison en cours, mais accepté et accueilli « à part » dans l’enceinte de l’établissement.

Cette intransigeance apparente de l’État est légitime : l’École est le lieu par excellence où la raison doit triompher du dogme, ainsi que le rappelait déjà Jean Jaurès à la Chambre en 1903. Elle est le un lieu d’apprentissage et de protection des mineurs qui doivent y trouver « l’habitude même de la raison ». La situation est différente à l’Université, fréquentée par des étudiants majeurs, et à laquelle l’État depuis le XIIIe siècle a accordé une grande indépendance (sur la collation des grades, les enseignements, etc.).

Une double et réciproque protection

Le mot laïcité est abusivement associé au texte de 1905, alors qu’il n’y figure pas. La loi défendue par Aristide Briand porte sur la « neutralité ». Elle promet une double protection, dans un esprit de compromis, alors que la République, restaurée à une voix de majorité en 1875, reste fragile et divisée.

D’une part, la loi garantit au croyant comme à l’incroyant la liberté de conscience, empêche l’ingérence de l’État en matière religieuse puisque « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Le texte prend acte des horreurs commises au nom de la religion majoritaire dans notre pays au fil des siècles. Les guerres de religion (1562-1598) avaient piétiné la « tolérance » et amené au massacre des protestants par les catholiques, dont l’apogée fut en août 1572 la Saint-Barthélémy (sans doute 7 000 morts). La police s’arrogea alors le droit d’entrer dans le domicile des prétendus huguenots pour vérifier les autels clandestins. Le non-respect institutionnalisé de la vie privée amena des sujets ordinaires à traquer leur prochain et à l’assassiner avec cruauté, sans compte à rendre à quiconque, ainsi que l’a brillamment montré Jérémy Foa dans un essai pénétrant3. L’édit de Nantes (1598) invitait à éteindre la mémoire des événements et menaçait de prison ceux qui les rappelaient publiquement4. En juillet 1790, la constitution civile du clergé entendait fonctionnariser les prêtres, leur imposant pour officier de prêter serment à la révolution. On était en marche vers une religion d’État, accomplie par le concordat de 1801 sous Napoléon.

D’autre part, elle protège l’État du cléricalisme, de l’ingérence politique des Églises. Les lieux publics comme les mairies, les écoles, ne sauraient être des lieux de prosélytisme. Les serviteurs de l’État y sont tenus à la neutralité, et ne peuvent exprimer leurs préférences, leurs obédiences, ni par le discours, ni par des insignes marquant leur foi. La rue n’est pas en tant que telle considérée comme un lieu public, et les croyants peuvent y exprimer leur foi, dès lors qu’ils ne troublent pas l’ordre public. 

La laïcité, un humanisme émancipateur : la raison triomphant du dogme, l’universel dépassant les particularismes

Notre conception de la laïcité repose bien sûr sur une claire distinction entre le pouvoir temporel (politique) et le pouvoir spirituel (religieux), dans un pays où ces deux glaives furent longtemps réunis en la seule personne du roi, « lieutenant de Dieu » sur terre. Dès le XIIIe siècle, ce dernier était parvenu à imposer le gallicanisme, confisquant au pape le privilège de nommer les évêques, les récompensant en leur octroyant des bénéfices pour les fidéliser comme de grands féodaux. Son sacre mettait en scène cette continuité de la transmission de la dignité religieuse d’un roi à l’autre, au-delà des changements dynastiques, par la cérémonie des regalia (les insignes du pouvoir royal, et notamment les gants blancs faisant de lui un quasi-évêque).

L’opinion publique « libre », la société civile, le contrat social en somme, se sont construits contre les pouvoirs établis de l’État et de l’Église5. La révolution a soumis leur autorité au jugement, à la raison critique : la déclaration des droits de l’homme reconnaît (art. 10) que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses », gravant dans le marbre la liberté de conscience. Ravalée au rang de simple opinion, de conviction, la religion devient critiquable. Dès lors, le délit de blasphème ne peut plus exister. Il fallut cependant un siècle pour parvenir à inscrire dans le droit ce bouleversement, lorsqu’en 1881 la loi sur la liberté de la presse abrogea l’article 1 de la loi de 1822 condamnant l’outrage aux religions.

En réduisant la liberté de conscience à une approche strictement religieuse, on affadit la laïcité et on risque de la transformer en une auberge espagnole, où chacun apporte ce qu’il veut y trouver. Jean Baubérot identifie 7 pratiques de la laïcité en France6. Trois se sont structurées avant la loi de 1905  : la laïcité antireligieuse, qui combat la religion et entend exclure la liberté religieuse de la liberté de conscience  ; la laïcité gallicane (celle d’Émile Combes), qui entend séparer les catholiques français du pape pour les placer sous la houlette de l’État; la laïcité « séparatiste », qui soit  entend réconcilier les Églises et l’État autour de la notion de neutralité (vision d’Aristide Briand), soit préconise la gestion des biens d’église par des associations cultuelles (vision de Ferdinand Buisson). Quatre autres sont apparues au XXe siècle : une laïcité séparatiste individualiste, qui préconise la neutralité dans la sphère publique et l’endiguement de la liberté de conscience dans la sphère privée ; une nouvelle laïcité séparatiste, plus souple, qui préconise la reconnaissance d’une société plurielle, la non-discrimination ; un courant spécifique et pluraliste, dans la ligne de Paul Ricoeur, propose de se situer au-dessus des particularismes, tout en les respectant, en s’ouvrant aux autres religions, en recherchant des valeurs communes aussi avec les non pratiquants ; une dernière forme a surgi depuis les années 1980, identitaire, rejetant l’idée d’une identité politique de la France sans aucune racine religieuse.

Pour certains observateurs, à perdre trop d’énergie dans ce devoir d’inventaire, les experts font le jeu des adversaires de la laïcité, en braquant les projecteurs sur les forces dissolvantes de la nation, quand la laïcité devrait être un ciment. La monarchie avait identifié ces fissures mettant l’édifice national en péril, et pour les colmater avait inventé la théorie des « deux corps du roi ». Le monarque apparaissait à la fois comme un corps terrestre, périssable, faillible et mortel, et un corps politique, éternel et mystique. Le roi devenait le microcosme de la communauté nationale qu’il gouvernait. Le père de cet adage des « deux corps du roi », Ernst7 Kantorowicz, essayait de comprendre comment l’on était justement passé du théologique au politique, comment le pouvoir de l’Église avait été dérobé par le pouvoir politique, laïc… Ce processus de sécularisation (le transfert du régulier au séculier) n’est cependant qu’une modalité de la laïcité.

Henri Pena-Ruiz, cherchant à définir la laïcité comme un humanisme et un universalisme, rappelle qu’elle vient du mot grec laikos, et désigne l’unité indivisible d’une population, et de laos, renvoyant à un membre indistinct de cette population8. Dans cette vision la laïcité est la garantie d’une égalité de droit, au-delà des inégalités de fait. La laïcité ne saurait donc servir à défendre des particularismes. Elle fait office de « mémoire vive de l’unité première de l’humanité, en amont de ses différenciations  ». Elle ne signifie pas le refus de ces particularismes, mais offre la garantie que les particularismes ne priment jamais sur l’universel et l’intérêt général. Le symbole de la laïcité, pour le philosophe, est le bonnet phrygien porté par Marianne, symbole de l’émancipation, de « l’arrachement aux préjugés », au « fanatisme » que Voltaire définissait dans ses Lettres philosophiques (1734) comme l’abolition de la distance entre son être et sa religion. 

 

La laïcité, réduite à la liberté de conscience, elle-même restreinte à la liberté religieuse, ne cesse de créer des équivoques, si bien que les nations se méprennent sur le sens qu’on lui donne. Ainsi que le remarque Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (1835-1840), les habitants des États-Unis ne peuvent partager notre approche du religieux, car ils n’ont pas eu à s’émanciper d’une Église pour acquérir leur liberté politique. Notre vision de la laïcité ne peut pas prévaloir non plus dans le monde musulman, ainsi que le rappelle Georges Corm, car « la notion même de séparation du temporel et du spirituel, ne peut faire de sens dans l’Islam classique, puisqu’il n’y a pas d’institution spirituelle indépendante du pouvoir politique. Seuls existent des juges (cadis) ou des jurisconsultes (muftis) qui délivrent des opinions sur des sujets massivement non politiques9  ».

Ces équivoques sont souvent instrumentalisées : dans le débat politique national, bien sûr, où chaque candidat à la présidentielle se fait le défenseur de « sa » laïcité. Mais aussi dans le champ des relations internationales : Recep T. Erdogan accuse par exemple la France d’utiliser la laïcité pour lutter contre les musulmans, empêcher leur intégration, et de manière récurrente représente le gouvernement et les Français comme islamophobes, pour faire de l’Hexagone le pays « ennemi » des musulmans. Défendre la laïcité comme un principe d’ordre à l’intérieur de la nation, c’est donc aussi se prémunir des menaces géopolitiques qui minent l’influence française dans le monde, et ses valeurs universalistes.

 

1 Sur cette question inépuisable on conseillera Antoine LÉON, Pierre ROCHE, Histoire de l’enseignement en France, PUF, Que sais-je, 2012 ; et Antoine PROST, Du changement dans l’école, les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours, Seuil, 2013

2 Avis du 27 novembre 1989. Repris dans la circulaire du 12 décembre 1989

3  Jérémy FOA, Tous ceux qui tombent, visages du massacre de la Saint-Barthélémy, La Découverte, 2021.

  4 Sur ce point on conseillera Paul RICOEUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000.

  5 Roger CHARTIER, Les origines culturelles de la révolution française, Point Histoire, 2000.

6 Jean BAUBÉROT, Les sept laïcités françaises. Le modèle français de laïcité n’existe pas, Maison des sciences de l’homme, 2015.

7 Ernst KANTOROWITZ, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, 1957 pour la version originale, 1989 pour la version française parue chez NRF.

8 Henri PENA-RUIZ, « La laïcité en débat au Sénat. Auditions devant la « Commission (sénatoriale) d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession » », Histoire, monde et cultures religieuses, vol. 35, no. 3, 2015, pp. 138-144.

9 Georges CORM, Orient-Occident, la fracture imaginaire, La Découverte, Poche, 2004.

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