La liberté de la presse est-elle menacée ?

Les attentats perpétrés par des terroristes contre la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 portaient atteinte à plusieurs libertés fondamentales : la liberté d’expression, tout d’abord, en muselant définitivement la parole des huit membres de la rédaction, lâchement assassinés. La liberté de conscience dans un pays ayant fait le pari de la laïcité, ensuite : en s’en prenant à des caricaturistes défiant les religions, les assaillants réclamaient tacitement une interdiction du blasphème, pourtant abrogée par la loi de 18811. La liberté de la presse enfin, permettant à des professionnels, dotés d’une carte de presse, de travailler à l’abri des pressions extérieures (indépendance du pouvoir, des lobbys, protection des sources). 

La liberté de parole des journalistes est très tôt apparue en France comme la condition d’un débat démocratique, une méthode, un chemin à suivre pour débusquer les rumeurs et combattre le dogmatisme ; et ce quelles que soient les tendances politiques des observateurs. Lors des débats sur le blasphème, au moment du vote de la loi de 1881, Clemenceau harangue ainsi les députés : « Laissez tout attaquer, à condition qu’on puisse tout défendre... Je dirai même : laissez tout attaquer afin qu’on puisse tout défendre ; car on ne peut défendre honorablement que ce qu’on peut attaquer librement ». En avril 1904, dans le premier éditorial écrit pour L’Humanité, Jean Jaurès insiste sur les deux garde-fous d’une presse libre, l’exigence de vérité (« c’est par des informations étendues et exactes que nous voudrions donner à toutes les intelligences libres le moyen de comprendre et de juger elles-mêmes les événements du monde ») et l’indépendance (« Faire vivre un grand journal sans qu’il soit à la merci d’autre groupe d’affaires, est un problème difficile mais non pas insoluble »).

La liberté de la presse française semble évidemment préservée, si on la met au miroir du monde : 55 journalistes ont été tués sur la planète en 2021 selon l’UNESCO, des médias sont régulièrement interdits ou menacés dans des pays autoritaires (songeons au média Proekt en Russie en 2021 ou à Novaïa Gazeta, le journal de la journaliste Anna Politkovskaïa assassinée en 2006). 

Cependant, les journalistes s’inquiètent de l’empiètement du pouvoir politique sur leur liberté, et plus encore d’un regain de violence à leur encontre. La liberté de la presse régresse-t-elle en France ? Et le cas échéant, pourquoi ?

Le sinueux chemin de la liberté 

Il est impossible de réfléchir à la liberté de la presse sans retracer rapidement les combats qui ont abouti à sa sanctuarisation. La parution le 30 mai 1631 de La Gazette de Théophraste Renaudot, protégée par Richelieu, est considérée comme l’acte de naissance de la presse en France. Le journal est tiré à environ 8000 exemplaires. Les 60 feuilles autorisées à la fin du siècle sont toutes asservies au pouvoir absolu du roi. 

La donne change avec la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : la liberté d’expression est garantie (art. 11), « la libre communication des pensées et des opinions (étant) un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement ». En 1792, on recense 500 journaux publiés à Paris, vite censurés par la Convention, qui rétablit la censure dans le contexte incandescent de la Terreur. Camille Desmoulins, journaliste qui proclamait que « la liberté politique n’a point de meilleur arsenal que la presse », le paie de sa vie sur l’échafaud, en avril 1794. La constitution votée en 1793 (jamais appliquée) invoquait pourtant une « liberté totale pour la presse » (art. 122).

Le XIXe siècle oscille entre la libération de la presse et son corsetage par le pouvoir. En 1819, la loi de Serre établit le cautionnement, imposant un dépôt destiné à couvrir d’avance le paiement de pénalités. Comme le niveau de cette caution fluctue au gré des gouvernements, cette loi sert à freiner la prolifération des journaux et à faire pression sur les lignes éditoriales. En 1830, au moment des « Trois Glorieuses » (journées insurrectionnelles des 27-30 juillet), les journaux d’opposition à Charles X, le National et le Temps, sont supprimés, leurs presses détruites. La Charte constitutionnelle octroyée par Louis-Philippe sous la monarchie de Juillet précise que « les citoyens ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions » en se conformant aux lois » et que « la censure ne pourra jamais être établie ». Pourtant, l’histoire bégaie et le 9 septembre 1835, la censure est rétablie pour les dessins de presse portant offense au roi : Le Charivari de Charles Philipon, qui publiait les caricatures d’Honoré Daumier représentant le monarque bourgeois en poire, est sans cesse traîné devant les tribunaux. La liberté revient avec l’éphémère Seconde République, puis subit la censure du Second Empire, jusqu’à ce que l’empereur engage une phase libérale, après 1867, et réhabilite à nouveau la presse. 

Mais il faut attendre la IIIe République, et la proclamation de la loi du 29 juillet 1881, pour en faire une liberté inaliénable. La loi impose un cadre légal à toute publication. L’article 5 indique que « tout journal ou écrit périodique peut être publié, sans autorisation préalable et sans dépôt de cautionnement. » Les journalistes sont préservés et peut alors s’engager une professionnalisation, alors que la presse est perçue par le pouvoir comme un outil de politisation et d’information de masses, plus lettrées2 ? Cette reconnaissance de la professionnalisation attend cependant la loi Brachard de 1935, qui instaure le statut de « journaliste professionnel », garant de l’indépendance de la profession.

Une liberté étendue, mais contrainte

L’actualité permet parfois au législateur de rogner cette liberté fondamentale : ainsi la vague d’attentats anarchistes à la fin du XIXe siècle pousse le Parlement à durcir les peines encourues par les journalistes d’extrême-gauche (ou d’extrême-droite) encourageant les actes violents par leurs écrits. La loi autorise le juge d’instruction à mettre un journal hors d’état de nuire. Les amendements de 1893-1894, alors que le souvenir de la Commune de 1871 reste vif dans l’esprit de certains décideurs, sont dénoncés dans un pamphlet de 1899, paru dans La Revue blanche, sous la plume de Francis de Préssensé, Émile Pouget et Léon Blum. Ils évoquent des « lois scélérates ». Les dernières traces de ces articles de loi sulfureux furent effacées par le législateur… en 1992 ! Les guerres furent également l’occasion d’un retour de la censure, coïncidant souvent avec une mise entre parenthèses de la démocratie. La loi du 4 août 1914 rend illégale « toute information ou article concernant les opérations militaires ou diplomatiques de nature à favoriser l’ennemi et à exercer une influence fâcheuse sur l’esprit de l’armée et des populations ». Vichy agit avec plus d’inventivité, en rationnant par exemple les matières premières essentielles à la presse, en l’occurrence le papier. En 1955, dans le contexte sulfureux du « maintien de l’ordre » en Algérie (la guerre étant niée par le pouvoir), la loi sur l’état d’urgence signifie la mise sous coupe serrée de la presse. 

Comme pour Daumier un siècle plus tôt, l’humour n’a pas toujours droit de cité dans la presse. À la mort de De Gaulle, alors que la presse est unanime pour faire l’éloge du grand homme, l’hebdomadaire Hara-Kiri fait scandale en publiant « Bal tragique à Colombey : un mort. » L’article provocateur rapproche la mort du général de l’incendie dans une discothèque iséroise, le « 5/7 », qui avait fait quelques jours plus tôt 146 victimes (dont un tiers avait moins de 18 ans). Cette irrévérence, se moquant aussi du traitement des faits divers dans les journaux, vaut l’interdiction du journal par le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin En réaction, Charlie hebdo est lancé et inscrit à sa une : « Il n’y a pas de censure en France. »

La loi de 1881, faut-il le rappeler, ne donnait aucun blanc-seing aux journalistes. Ils risquaient gros à déverser sans précaution ragots et rumeurs. De même, les patrons de presse tentés de transformer ces médias en instrument de propagande pouvaient facilement se retrouver en justice. Le texte fixait des limites importantes à ladite liberté : les contrevenants risquaient de fortes amendes, voire des peines d’emprisonnement. Les journalistes prêcheurs de haine devenaient les complices d’une éventuelle action criminelle encouragée par leurs paroles et écrits (art. 23). Toutes les actions qui pouvaient inciter à la sédition, à la dégradation du bien public, ou à des crimes contre la sûreté de l’État étaient fortement punis (art. 24). Les écrits qui incitaient les militaires à ne plus être loyaux à l’État étaient illégaux (art. 25). « L’offense au chef de l’État » (art. 26) ou la diffamation à l’égard des membres du gouvernement (art. 30 à 35) restaient des motifs d’emprisonnement.  La loi comportait enfin une dimension morale, en proscrivant l’outrage aux bonnes mœurs et la publication d’images obscènes (art. 28). 

Le texte fut dépoussiéré et complété en 1972 par la loi Pleven. Cette dernière créait les délits d’injure, de diffamation et de provocation à la haine en raison de l’appartenance ou de la non-appartenance à une race ou à une religion. Elle matérialisait une prise de conscience du rôle délétère d’une partie de la presse dans la stigmatisation des Juifs, entre l’Affaire Dreyfus (on pensera aux délires conspirationnistes antisémites d’Édouard Drumont dans La Libre Parole) et le régime de Vichy (Je suis partout, dont le rédacteur en chef fut Robert Brasillach, fait office de symbole). 

Les journalistes face à l’exercice de leur liberté 

La liberté de la presse dérange le pouvoir. Les exemples ne manquent pas, de François Mitterrand accusant implicitement la presse d’avoir « livré aux chiens l’honneur » de Pierre Bérégovoy et de l’avoir poussé au suicide en 19933, au candidat Éric Zemmour faisant de ses confrères les hommes et les femmes « les plus mal aimés de France », des victimes d’un « esclavage intellectuel4 ». 

Étrange paradoxe si l’on songe que les Français jugent la presse trop souvent complice des puissants. Selon l’IFOP, en 2021 55% des Français se disent méfiants à l’égard des médias (surtout d’ailleurs les plus de 60 ans), 17% exprimant même leur « dégoût ». 67% doutent de la véracité des faits retranscrits par les journalistes5. En 2015 déjà, seuls 15% des Français considéraient que la presse était pleinement « libre »6. Les pressions du pouvoir politique étaient dénoncées par 44% des interviewés, le risque d’attentat terroriste étant considéré comme une menace sur la liberté journalistique par 47% des sondés.

La question de la responsabilité des journalistes dans la dégradation de leur image a été posée de longue date. Albert Camus, dans la revue Caliban en 1951, dénonçait des médias complices de la société du spectacle : « le ricanement, la gouaille et le scandale forment le fond de notre presse. A la place de nos directeurs de journaux, je ne m’en féliciterais pas. Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude. » Critique à peine voilée d’une presse préférant traiter de sujets légers, que l’on n’appelle pas encore « people », oubliant son rôle social et politique. Cette acidité, il faut cependant la lire comme une marque d’estime de l’écrivain pour le journalisme auquel il aspire à redonner ses lettres de noblesse. 

Camus le considéra tout au long de sa vie comme une vigie essentielle de la démocratie, surtout quand celle-ci affrontait la tempête. Dans un texte lumineux de L’Alger républicain de 1939, immédiatement censuré, il appelait ses confrères à être créatifs pour pouvoir, même en temps de guerre, poursuivre leurs activités. Il rappelait « les conditions et les moyens par lesquels, au sein même de la guerre et de ses servitudes, la liberté (pouvait) être, non seulement préservée, mais encore manifestée ». Il prescrivait quatre outils pour préserver cette liberté : « la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination ». La lucidité impliquait « la résistance aux entraînements de la haine et au culte de la fatalité ». Pris dans le carcan d’une rédaction soumise au pouvoir, le journaliste pouvait selon lui ruser (« il ne peut dire tout ce qu’il pense, il lui est possible de ne pas dire ce qu’il ne pense pas ou qu’il croit faux »). Il confluait ainsi : « cette liberté toute négative est, de loin, la plus importante de toutes, si l’on sait la maintenir. Car elle prépare l’avènement de la vraie liberté ». 

 

La semaine écoulée a donné l’occasion aux journalistes de serrer les rangs derrière l’une des leurs, Ophélie Meunier, la présentatrice et journaliste, menacée de mort après un reportage sans concession sur l’islamisme radical à Roubaix, et placée depuis sous protection policière. La violence à l’endroit des journalistes semble infuser dangereusement dans notre société. Elle n’est pas l’apanage des fondamentalistes, même si l’essentiel des 35 personnalités publiques sous protection (dont Philippe Val, Zineb el Rhazoui) sont des journalistes qui ont pris position contre ces dérives islamistes. Reporters sans frontière signale qu’entre 2018 et 2021, 12 agressions de journalistes français ont été recensées (en dehors de blessures liées à des violences commises par des policiers, pendant la crise des gilets jaunes). La plupart était le fait de gilets jaunes accusant les journalistes de complaisance avec le pouvoir7. La situation est certes moins tendue en France qu’en Italie, où 200 journalistes étaient sous protection policière en 2017, principalement à cause des enquêtes menées sur la mafia. Mais la situation se dégrade et les professionnels s’accordent pour faire des réseaux sociaux une cause majeure du passage de la défiance à la violence. Sans doute nos représentants politiques, notamment ceux qui briguent les plus hautes fonctions, devraient-ils s’en souvenir, et s’abstenir de traiter des journalistes « d’abrutis » et de « menteurs8 », ou de les prendre à parti publiquement9 tels des enfants.

Ces attaques venues de personnalités publiques  laissent planer le doute sur la compétence des journalistes, elles sont d’autant plus malvenues qu’elles passent sous silence les difficultés croissantes de ce métier : le rachat par de grands groupes a hâté la concentration des médias en quelques mains, réduit la liberté éditoriale. La concurrence a imposé un modèle économique qui a contraint les rédactions à resserrer leurs effectifs, laissant peu de loisir aux journalistes pour se spécialiser, enquêter longuement sur le terrain. Les réseaux sociaux ont transformé chacun d’entre nous en présumés journalistes, et permis sous couvert d’anonymat des attaques ad hominem inacceptables. A l’image de la démocratie, la presse est ainsi devenue vulnérable, or elle demeure un bien public essentiel à la République, dont nous devons tous être des usagers responsables.

Arnaud Pautet

 

1  (en 2017 en Alsace et en Moselle)

 2  Sur cette question, qui n’est pas l’objet de la tribune, on conseillera le collectif La civilisation du journal, histoire culturelle et littéraire de la presse, coordonné par Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, Nouveau Monde Éditions, 2011. 

3  Discours du Président Mitterrand aux obsèques de son Premier ministre, le 4 mai 1993.

4  Vœux à la presse, lundi 10 janvier 2022.

5  Sondage du 18 juin 2021, voir les résultats complets à cette adresse : https://www.ifop.com/publication/le-regard-des-francais-sur-les-medias-et-linformation/ 

6  Enquête du 2 juillet 2015, à retrouver intégralement à cette adresse : https://www.ifop.com/publication/les-francais-et-la-liberte-de-la-presse/ 

7  https://rsf.org/fr/actualites/les-cas-dagressions-violentes-de-journalistes-francais-sur-le-terrain 

8  Jean-Luc Mélanchon, 11 janvier 2022, à propos de journalistes de France Info ayant enquêté sur sa campagne présidentielle en 2017.

9  Songeons à Emmanuel Macron prenant de dispute le grand reporter Georges Malbrunot, ancien otage en Irak, lors d’une visite à Beyrouth le 2 septembre 2020. Rappelons cependant que lors de ses derniers vœux à la presse, le Président a rappelé « le besoin d’une presse forte, libre et indépendante ».

 

 

 

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