La vérité s'enseigne-t-elle ?

Angelica Kauffmann, Jésus et la Samaritaine au puits de Jacob, Munich, Neue Pinakothek

Alors que j’explique à mes élèves (un cours de philosophie, en terminale) le travail à faire pour le cours suivant, l’un d’entre eux lève la main et demande :

« Monsieur, est-ce que ce sera noté ?»

Cette question, qui revient si souvent, mérite qu’on s’y arrête. L’institution scolaire est construite autour de l’évaluation, des notes et des classements. Pour chaque manière, les élèves identifient leur niveau à une note. Ils travaillent, apprennent, s’entraînent pour « avoir de bonnes notes ». Ils savent bien que c’est leur avenir qui est en jeu : le logiciel Parcoursup va classer leurs vœux et choisir pour eux une filière, des études, une école en fonction des notes obtenues tout au long du lycée. L’importance accordée aux notes, dans l’enseignement secondaire, ne cesse de se renforcer année après année. Les problèmes de triche viennent pour une part de cette hystérie de la note.

La note ne vient pas valider un apprentissage, à la fin de l’année scolaire, lors d’un examen terminal pour l’obtention d’un diplôme, non, les notes accompagnent et doublent l’apprentissage, tout au long de l’année. Il n’y a plus véritablement, d’ailleurs, d’examen terminal, alors que le baccalauréat général prend la forme d’un certificat de fin d’études secondaires, délivré à plus de 95 % des candidats, qu’il ne permet pas de s’inscrire dans la filière universitaire de son choix, et alors que tout se décide à partir des notes obtenues aux deux premiers trimestres de terminale (il en va de même pour le diplôme national du brevet).

Certes, on pourrait dire que les notes permettent aux élèves d’évaluer leur apprentissage, de ne pas se croire des génies tout de suite et de savoir ce qu’il faut retravailler. Encore faudrait-il qu’ils regardent attentivement leurs copies et leurs erreurs, au lieu de n’y jeter qu’un vague coup d’œil avant de les classer, ou jeter. Car seule la note importe. Elle suscite la joie ou l’affliction. Elle est le point d’aboutissement du travail fourni. On pourrait dire également que les notes permettent au professeur d’aider les élèves à progresser. Mais est-il nécessaire pour cela que la correction se traduise par une note ? Les notes mesurent, classent, normalisent.

A ces objections, il m’a déjà été répondu que sans les notes, les élèves n’apprendraient pas, qu’ils ne seraient pas « motivés ». Quel aveu d’échec ! Accumuler les « bonnes notes » à l’école, chercher ensuite les plus gros salaires, une même logique, une même atmosphère.

Les notes, l’argent. N’est-ce pas là le vrai problème ?

Certes, il faut un mobile pour faire quelque chose. Un élève ne travaille pas sans désir. Un élève peut donc apprendre un cours pour avoir de bonnes notes, ou pour faire plaisir à ses parents, ou pour obtenir la reconnaissance de son professeur, par obéissance ou par peur des sanctions, ou pour obtenir un examen, afin de pouvoir faire des études supérieures, ou pour tout autre mobile. Il n’y a pas d’action qui ne soit motivée par un ou plusieurs mobiles. Mais tous les mobiles ne se valent pas.

Pourquoi un élève ne pourrait-il pas apprendre parce qu’il désire la vérité ? La vérité ne devrait-elle pas être ce qui oriente les études scolaires ? La vérité ne pourrait-elle pas être un bien désiré pour lui-même ? Ne sommes-nous pas en train de tuer le désir de vérité de nos élèves en donnant une telle importance aux notes et aux bulletins scolaires ?

La vérité ne s’évalue pas comme on évalue des connaissances acquises. Ce n’est pas parce qu’on accumule les connaissances que l’on s’approche pour autant de la vérité. Ce n’est pas parce qu’un élève est très savant et premier de sa classe qu’il vit dans la vérité. La philosophe Simone Weil suggère que « l’acquisition des connaissances fait approcher de la vérité quand il s’agit de la connaissance de ce qu’on aime et en aucun autre cas ». Elle propose l’exemple suivant : si un homme apprend qu’une femme qu’il ne connaît pas, dans une ville qu’il ne connaît pas, a trompé son mari, il acquiert une connaissance de plus mais cela ne change en rien son rapport à la vérité. En revanche, si un homme apprend que la femme qu’il aime et à qui il avait donné toute sa confiance le trompe, « il entre en contact brutal avec de la vérité ». Car c’est son rapport au réel, c’est toute sa vie qui s’en trouve modifiée, bouleversée, transformée.

Désirer la vérité, c’est désirer un contact direct avec la réalité. « On ne désire la vérité que pour aimer dans la vérité. On désire connaître la vérité de ce qu’on aime. » (1) Un physicien ou un historien peut faire de la physique ou de l’histoire pour le salaire, pour la carrière, pour le prestige social ; il peut défendre telle ou telle théorie en fonction des opportunités, des affinités et des perspectives de promotion. Il peut aussi faire de la physique ou de l’histoire pour connaître et aimer la réalité, parce qu’il est mû par un désir de vérité.

Le désir de vérité ne se contente pas d’apprendre des connaissances pour les réciter, obtenir des notes et, une fois ce but atteint, les oublier. Le désir de vérité n’accumule pas de connaissances pour en faire n’importe quel usage du moment que cela « rapporte ». Le désir de vérité est un travail de soi sur soi et de transformation de soi de telle manière que c’est toute la vie, toute l’âme, tout l’être qui s’en trouve transformé, structuré, charpenté. C’est découvrir que l’on peut aimer la géologie ou une langue ancienne pour elle-même. Qu’il y a une joie véritable à résoudre un problème de mathématiques, et continuer à chercher encore après la fin du devoir surveillé. Que l’histoire est nécessaire pour comprendre le présent, pour se comprendre soi-même, qu’elle parle de gens qui ont vécu et qui méritent d’être connus et aimés. Qu’un poème de Baudelaire ou une pièce de Shakespeare peuvent aider à vivre.

La vérité n’est plus alors conformité entre une connaissance et le réel mais manière de vivre. C’est l’être humain (le sujet) qui est « vrai » parce qu’il « fait la vérité » (Jean 3, 21) et qu’il « demeure » dans la vérité. Cette vérité éclaire la vie elle-même dans sa capacité à être et à demeurer en vie (une vie qui « surabonde »). Cette « vraie vie » est la vie qui vit vraiment, la vie vraiment vivante, la vie qui s’arrache à tout ce qui vient peu à peu la tarir, par renoncement, enlisement, aliénation, réification de la capacité à vivre, la vie qui se « dé-couvre » en s’écartant des normes et des conformismes sociaux, de la « morale », du semblant, de la pseudo-vie des bonnes notes, des bulletins trimestriels, des « CV » et des réseaux sociaux (2). La vie d’un vivant n’est pas de ce monde ; elle est incommensurable. Et c’est alors que la vraie vie « libère » (Jean 8, 32) et fait vivre.

Un élève de collège ou de lycée peut donc très bien désirer la vérité et travailler même si ce qu’il fait ne sera pas noté.

Encore faut-il qu’il ait été élevé dans ce désir de vérité. Encore faut-il que le désir de vérité ait été le mobile de ses études, que ses professeurs lui aient transmis un tel désir. Par leur attitude. Si un professeur ne croit pas que l’attention à la vérité est le but et presque l’unique intérêt des études scolaires, s’il ne croit pas que seule la vérité rend libre, s’il pense qu’un élève vaut quelque chose en fonction de ses notes, parce qu’il a obtenu de bonnes notes, réussi des concours prestigieux, acquis une situation sociale enviable, sans doute vaut-il mieux qu’il change de métier. Mais c’est alors la manière dont toute notre société conçoit la grandeur, le prestige, qu’il s’agit de transformer.

 

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020)

(1) Simone Weil, L’enracinement, dans les Œuvres complètes, tome V, vol. 2, Gallimard, 2013, p. 317-320

(2) Je renvoie à François Jullien, Ressources du christianisme, L’Herne, 2018, chapitre VI, et De la vraie vie, L’Observatoire, 2020. On pourra lire aussi Emile Zola, Le Docteur Pascal et Jorge Semprún, L’écriture ou la vie (Gallimard)

 

 

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