Le capitalisme et l’État : je t’aime moi non plus

 

Première partie :

Arnaud Pautet. L’insoutenabilité du capitalisme… sans l’intervention de l’État.

Définir le capitalisme n’est pas chose aisée : accumulation du capital afin de s’enrichir pour les uns, synonyme d’économie de marché pour les autres, système d’exploitation des travailleurs au profit d’une ploutocratie pour ses contempteurs.

Le capitalisme est le système construit autour d’un individu jugé libre de prendre des initiatives dans le but de s’enrichir par l’échange sur un marché, un lieu physique ou virtuel où les prix doivent refléter toute l’information disponible pour permettre la transaction entre un acheteur et un vendeur.

Ses défenseurs le jugent émancipateur : il permet, en produisant toujours plus, de faire baisser les prix et de démocratiser la consommation. Il récompense ceux qui mettent leur ambition/égoïsme au service du bien commun, en concentrant le profit sur ceux qui disposent des ressources rares, qui sont les plus innovants, qui refusent la routine. Le capitalisme est donc présenté comme méritocratique, même si la contrepartie de ce mérite est une tendance à l’accentuation des inégalités. A ceux qui contestent cette réalité, ils rétorquent que le communisme, qui a prétendu éradiquer les inégalités en bridant l’enrichissement individuel et le désir de propriété, a échoué à émanciper les individus, malgré les promesses de fonder un paradis terrestre.

Les détracteurs du capitalisme y voient un système insoutenable : il nous a enfermé dans un désir de consommation ostentatoire, stérile, qui n’améliore plus le bien-être, étouffe la frustration, empêche la satiété, nous confronte à une impasse écologique. Le capitalisme semble de moins en moins méritocratique à mesure que le capital se concentre au profit d’une fraction réduite de l’humanité et souvent au détriment du plus grand nombre. Enfin, l’extension du capitalisme est presque immorale : après avoir marchandé le travail humain par le salariat, il a marchandé les biens publics (la terre, l’eau, etc.) et a commencé à monétiser la sphère de l’intime (les relations amoureuses, la sexualité, etc.) en instrumentalisant nos émotions et nos peurs (de l’échec scolaire, de l’impuissance sexuelle, des risques de la vie…).

Sans l’État qui le rappelle à l’ordre, le capitalisme semble un aventurier sans boussole. Pire que cela, il génère des crises qui peuvent le conduire à sa propre perte. Les « cygnes noirs » qui volent dans le ciel capitaliste depuis la fin du XXe siècle offrent le spectacle d’un éternel recommencement : à chaque crise, l’État est appelé au chevet du malade, au risque de donner l’impression de privatiser les gains et de mutualiser les pertes.

Comme l’explique Paul de Grauwe, on assiste donc dans l’histoire à une constante « oscillation » entre le marché et l’État, l’État ayant toujours jusqu’alors trouvé une parade pour surmonter les limites internes et externes du marché, tempérant l’homo economicus rationnel en lui rappelant qu’il est avant tout un animal social contraint de se préoccuper de ses congénères. Le capitalisme est-il encore suffisamment plastique pour permettre aux États de jouer ce rôle ?

  1. Le marché du capitaliste, une créature qui cherche à échapper à son maître.  

Les destins du marché et de l’État semblent liés depuis l’époque moderne au moins, et il n’est pas exagéré de dire que l’État a créé les conditions pour que les capitalistes fassent du capitalisme un système économique. Comme l’explique l’historien Olivier Grenouilleau dans Et le marché devint roi, l’État a toujours cherché depuis la Renaissance à favoriser le développement des marchés, urbains notamment, en vertu d’un mercantilisme éclairé : les pouvoirs publics confient des monopoles à des compagnies commerciales internationales (les compagnies des Indes par exemple), octroient des privilèges aux cités qui préfèrent au pouvoir ecclésial ou seigneurial celui du roi, offrent leur force militaire pour protéger la marine commerciale, financent la recherche qui permet aux savants d’innover (ou de voler les innovations des autres). L’État mercantiliste, guetté par la démesure et l’appétit de puissance, a besoin de ressources que les plus ingénieux des financiers lui fournissent. Les capitalistes puissants deviennent les banquiers des rois, de John Law pour Philippe d’Orléans au XVIIIe siècle aux Rothschild pour Louis Philippe, première fortune de France, au XIXe... Au risque de terribles disgrâces, que l’on pense à Jacques Cœur au XVe siècle ou au même John Law après sa célèbre banqueroute… Les capitalistes se spécialisent dans le négoce international, l’assurance à la grosse aventure, le financement des aventures transocéaniques et coloniales. L’État les laisse s’enrichir et leur assure sa protection militaire.

La révolution française crée une cassure : en reconnaissant la propriété privée (déclaration des droits de l’homme, août 1789), en abolissant les corporations (décret d’Allarde en mars 1791), puis les coalitions ouvrières (loi Le Chapelier de juin 1791), l’État entend favoriser toutes les libertés y compris le droit de fonder son entreprise et d’en tirer profit. La vague libérale qui emporte le XIXe siècle permet aux capitalistes de renforcer leur position, avec l’assentiment des gouvernements. Ainsi que le montre Karl Polanyi (La grande transformation, 1944), l’économie de marché se « désencastre » du monde social et politique, réduisant l’échange à sa simple fonction profitable, oubliant ses fonctions sociales et culturelles étudiées par les anthropologues (échange rituel, dot lors de mariage, cadeau scellant une trêve…). Le libéralisme devient une idéologie, un culte autour de nouveaux totems, l’étalon or, l’utopie du marché autorégulateur (« satanic mill », fabrique du diable, selon Polanyi) et l’État libéral. L’intelligence de Polanyi est de comprendre que l’État épouse le dessein des capitalistes, désireux d’extraire l’économie de la société, en organisant les institutions nécessaires au laisser-faire, y légalisant l’expropriation des ressources des espaces dominés par les pays industriels dans le cadre colonial.

Dans les années 1940, Polanyi croit observer une « grande transformation », un ré-encastrement à la faveur des crises et des guerres mondiales de l’économie capitaliste dans la vie sociale. L’État domine à nouveau le marché, le corsète, l’oriente dorénavant par ses politiques économiques, servies par une administration devenue pléthorique. A ce stade de l’histoire, on peut sans réserve croire Schumpeter quand il redoute que le socialisme l’emporte sur le capitalisme (1942). Mais la crise des années 1970 rebat les cartes : essor de nouveaux concurrents asiatiques, les tigres et les dragons, profitant de l’ascension météorique du Japon ; désordre monétaire international consécutif à la dévaluation du dollar en 1971 ; apparition du chômage de masse coexistant avec une forte inflation. Les politiques monétaires expansives et les politiques budgétaires redistributives en temps de crise conjoncturelle, inspirées par Keynes et appliquées par ses épigones, sont passées de mode. Incapables de réduire l’inflation et le chômage, elles s’effacent devant le nouveau paradigme monétariste. Les gouvernements de Margaret Thatcher et Ronald Reagan appliqueront à la lettre les préceptes néo-libéraux : privatisation des services publics, réduction des dépenses publiques mais plus encore des recettes publiques (réduction de la pression fiscale en vertu de la théorie du ruissellement), flexibilisation accentuée des marchés de l’emploi et laminage, dans le cas anglais, des syndicats qui s’y opposeraient… La montée des inégalités, le risque de crise systémique depuis trente ans sont à la (dé)mesure de l’hybris des acteurs financiers ; au moment de la crise des subprime en 2008, on put croire à la possibilité d’une nouvelle « grande transformation ». Par gros temps les capitalistes en ont appelé au contrôle des institutions étatiques (banques centrales, régulateurs, organisations internationales) pour limiter les dégâts qui menaçaient l’accumulation de capital et sa valorisation. Quelle action l’État doit-il mener, et sur quel périmètre, pour rendre le marché efficient et équitable à la fois ?

  1. Consensus et désaccords sur le périmètre d’intervention de l’État

Les économistes s’accordent, au-delà des divergences de chapelles, sur la nécessité d’une intervention de l’État dans la sphère capitaliste. Ils conviennent en règle générale de trois missions dévolues aux institutions publiques.

La première est la production des biens publics, qu’aucun acteur privé n’accepterait de financer faute de rentabilité, et qui sont pourtant essentiels à l’activité des entreprises : aucune chaîne logistique ne peut fonctionner sans autoroutes, gares ou aéroports ; aucune économie d’échelle n’est envisageable aujourd’hui sans réseaux numériques permettant de connecter les marchés du monde entier. Ces réseaux, via le très haut débit, les antennes relais, les câbles transocéaniques et les réseaux satellitaires, sont souvent financés par des fonds publics, et peuvent fonctionner la plupart du temps grâce à la recherche publique qui a été à la source de ces innovations. L’éducation peut aussi se ranger dans cette catégorie des biens publics : aucune innovation ne se conçoit sans une réelle politique d’éducation et de formation, sans institutions savantes (CNRS), sans universités de rang mondial, sans recherche publique. Le premier vaccin opérationnel contre la covid, celui d’Astra Zeneca, a été réalisé par l’université d’Oxford grâce à des fonds publics… L’université a d’ailleurs pu ainsi imposer au groupe anglo-suédois de vendre ses vaccins à prix coûtant.

La seconde est la protection de la concurrence promise par l’État de droit. L’État a pour mission d’empêcher la constitution de monopoles entravant l’éclosion de jeunes pousses sur le marché, tout en permettant des monopoles temporaires par les brevets pour protéger et récompenser les innovateurs. Les pays les plus corrompus, où la concurrence s’exerce sans règles ni justice indépendante, font rarement rêver les investisseurs. L’État de droit doit ainsi stimuler l’innovation sans pénaliser le consommateur, qui pourrait subir des prix trop élevés si ces monopoles abusaient de leur pouvoir de marché ou demeuraient ad vitam eternam. L’entreprise, dans une logique darwinienne, est vouée à vouloir croître, avaler ses concurrents par des stratégies de concentration, empêcher la concurrence de naître et étouffer les innovations susceptibles de les mettre en danger. L’État n’est donc pas un frein à la concurrence capitaliste, mais la condition de son existence : c’est en vertu du Sherman Act de 1890 que la Standard Oil de Rockefeller dut être démantelée en plusieurs entreprises en 1911, dont les fameuses « sept sœurs ». C’est toujours en vertu de ce texte que Microsoft est condamné pour abus de position dominante en 2002 aux États-Unis, en 2004 et 2013 dans l’UE. La Commission européenne a multiplié les offensives antitrust ces dernières années : en 2019, Google écopait d’une sanction de 1,5 milliard d’euros pour abus de position dominante de sa régie AdSense. Et en 2021, Amazon a été condamné à verser 746 millions d’euros d’amende pour violation de la RGPD. A l’échelle inférieure, les États enfoncent le clou, puisque Google a été condamné par l’autorité de la concurrence (ADLC) française à 220 millions d’euros d’amende pour comportements illégaux dans la publicité en ligne, en juin dernier. Les pouvoirs publics peuvent certes manquer de discrétion : la Commission européenne, pour empêcher la constitution d’un monopole, a refusé l’alliance de Siemens et Alstom pour constituer un « Airbus du rail » (2019), alors que cinq ans plus tôt les Chinois avaient créé un concurrent titanesque, CRRC, qui a construit en Chine en quinze ans 27 000 kms de rail (soit 15 fois le réseau TGV français). La Commission a sans doute pris conscience de son erreur, autorisant Alstom à racheter Bombardier Transport, constituant ainsi le numéro 2 mondial du ferroviaire… 

La troisième est le ciblage et la correction des externalités négatives provoquées par le système de production capitaliste, à la suite des études pionnières dans les années 1920 1930 de Arthur C. Pigou. Une mission d’autant plus essentielle à l’heure de la mondialisation, puisque les pollutions et dérèglements affectent des biens publics mondiaux (air, eau), qui dépassent la souveraineté nationale des États. Les organisations internationales ont donc un rôle essentiel pour corriger ces externalités, notamment la Conférence des Parties (COP) pour le climat.

Ce dernier point est pourtant l’objet d’une double discorde entre les économistes :

D’une part, sur les moyens de corriger ces externalités. Faut-il utiliser la politique fiscale, par exemple des taxes écologiques comme le suggère Pigou ? Faut-il utiliser la politique réglementaire, jouer sur les normes techniques et sanitaires comme le fait la Commission européenne ? Faut-il privilégier une approche contractuelle inspirée des analyses libérales en indemnisant les perdants, en monétisant les dommages, en fixant un prix à la pollution (marchés du carbone, mais aussi promesse de dommages contre renonciation à dépôt de plainte) ?

D’autre part, il n’existe pas de consensus sur les externalités sociales : les inégalités découlant du processus de production sont-elles une externalité négative du capitalisme ? L’État est-il légitime pour lutter contre elles ? Parmi ceux qui conservent une vision organique, évolutionniste, darwinienne du marché, une majorité suit l’économiste autrichien Friedrich Hayek lorsqu’il préconise de laisser opérer entre les entreprises une forme de sélection naturelle, parce que l’indemnisation des perdants empêche le retour à l’équilibre sur le marché autorégulé. Chaque intervention de l’État devient alors responsable des déséquilibres durables : les théoriciens de l’École du Choix Public critiquent ainsi un État qui empêche l’efficience du marché, en faisant des cadeaux à des clientèles politiques les années pré-électorales, en ralentissant l’innovation par des contraintes réglementaires stériles, en dilapidant l’argent du contribuable dans des projets dits sociaux sans efficacité réelle : il faut revoir le documentaire Free to choose de Milton Friedman, qui débute par ses déambulations dans les villes industrielles anglaises sinistrées ; la caméra se fige sur les grands ensembles immobiliers délabrés, fruit de la politique de la ville menée par les travaillistes au pouvoir au dans les années 1960-1970. Une manière de dire au spectateur : voilà comment a été gaspillé ton argent. 

  1. Capitalisme libéral méritocratique, capitalisme d’État, national-capitalisme autoritaire : une brève histoire de l’avenir…

Les relations entre État et marché se transforment et se crispent sous le coup de trois vents contraires : 

Le premier est la dynamique des inégalités, particulièrement complexe. Globalement, les inégalités internationales reculent entre les nations, sous le coup de la formidable progression de la consommation des classes moyennes émergentes notamment en Chine, et progressent en leur sein. Daniel Cohen, François Bourguignon et Branko Milanovic ont largement documenté ces évolutions depuis les années 1990. Les facteurs d’inégalité se transforment : d’une part la concentration des hauts revenus et des hauts patrimoines dans les mêmes mains, fait nouveau et aggravé par l’endogamie des plus diplômés, mine le « capitalisme libéral méritocratique » tel qu’il fonctionnait depuis un siècle, selon Branko Milanovic qui parle d’homoploutia (concentration des richesses entre gens de même niveau social et éducatif, par les affaires, et par les unions matrimoniales). D’autre part, l’envolée des titans, les firmes géantes du numérique, renforce les inégalités de revenus entre les salariés ainsi que le montre dans son dernier ouvrage François Lévêque  (Les entreprises hyperpuissantes, 2021): les travailleurs qualifiés des géants du numérique, notamment ceux qui travaillent pour les plateformes, voient leurs salaires décrocher complètement par rapport aux travailleurs opérant dans les secteurs traditionnels. Les États rencontrent de grosses difficultés pour freiner la progression des inégalités due à ces deux facteurs, les politiques d’égalité des chances ayant un rendement insuffisant, et la capacité des États à contraindre les monstres du numérique, transnationaux et hyperagiles, est bien faible pour l’instant. On en appelle donc de plus en plus aux États pour redistribuer les richesses et corriger les inégalités mais leurs armes sont notoirement insuffisantes pour y parvenir. Ces inégalités sont mieux acceptées aujourd’hui qu’hier, même dans la Vieille Europe, championne du monde des dépenses sociales publiques. Le consentement à l’impôt s’effrite sur fond de crise des solidarités, et l’opinion s’émeut moins qu’avant de l’érosion des recettes publiques : rien qu’en France, entre l’optimisation fiscale et les mesures de crédit d’impôt aux entreprises, l’État perd environ 200 milliards d’euros de recettes par an.

Le second est la progression de l’illibéralisme, et la montée du « national capitalisme autoritaire » dans des pays qui associent la réduction des libertés individuelles à une meilleure efficacité du capitalisme. Comme le montrent très bien Ahmet Insel et Pierre Yves Hénin dans le livre éponyme, la Russie, la Chine ou la Turquie ne cherchent pas à développer un capitalisme d’État à l’image du colbertisme gaullien, centré sur la production de « champions nationaux ». Ils laissent les entrepreneurs privés s’enrichir, l’État étant là pour leur facilité la tâche, notamment en rognant sur les libertés individuelles des travailleurs, y compris syndicales, pour permettre l’instauration d’un système d’exploitation très violent. Ils sont mal classés dans le ranking des pays corrompus, mais à l’image de la Russie savent changer un certain nombre de comportements pour remonter dans les classements que regardent les investisseurs comme Doing Business… La tendance que l’on observe est l’inverse de celle admise jusqu’alors par la communauté scientifique d’une meilleure efficacité du couple démocratie – capitalisme. Amartya Sen par exemple, le prix Nobel indien d’économie, avait montré que la démocratie était favorable au capitalisme, parce qu’elle stimulait l’innovation par une meilleure circulation de l’information. Cette tendance s’efface alors que le numérique offre des moyens de contrôle social, via l’intelligence artificielle et l’internet des objets, sans précédent. Ces États sont ouvertement impérialistes et n’hésitent pas à mettre en état de dépendance leurs partenaires, en les poussant à s’endetter à l’excès auprès d’eux. C’est le cas de la Chine en Afrique, épinglée par la commission européenne qui a demandé à Pékin de « moraliser » ses investissements à l’occasion du récent accord sur les investissements signé en 2020 (et gelé parce que Pékin n’a pas apprécié les critiques sur le traitement des avocats des droits de l’homme dans le Xinjiang).

Le troisième est la contrainte écologique, qui pousse les États à ne plus reculer devant la nécessaire transition vers une économie neutre en carbone. Mais elle implique des sacrifices énormes pour ceux qui surtout ont été rendus vulnérables par les deux autres dynamiques, les inégalités, et le recul des libertés. La transition implique une indemnisation des perdants qui représente une somme considérable, alors que les États se sont déjà lourdement endettés pour répondre aux crises de ces dernières décennies. Il ne sera pas facile d’obtenir l’assentiment des financeurs, de faire accepter des changements de comportement fondamentaux aux consommateurs, d’accélérer le rythme des réponses administratives face à l’urgence environnementale et d’accroître la pression fiscale pour à la fois mieux redistribuer et pouvoir financer les investissements écologiques indispensables. Les États n’ont plus la masse critique suffisante pour mener seul à bien cette transition et les organisations supranationales paraissent mieux dimensionnées pour répondre. Le Green New Deal européen est une première étape vers la réalisation de cette transition, même si les moyens mobilisés semblent un peu dérisoires encore par rapport aux sommes avancées dans le cadre du plan Biden.

Le pire n’est jamais certain, et les jeunes générations ont besoin d’un imaginaire mobilisateur qui leur promette autre chose que la fin du monde ou la difficulté de boucler le mois. Un capitalisme rendu plus solidaire, fondé sur la collaboration et l’intelligence collective plus que sur la compétition, est une voie possible. Eloi Laurent la plébiscite dans son ouvrage L’impasse collaborative (2018) et appelle à faire les bons choix : décélérer la transition numérique pour accélérer la transition écologique. Dans Le bel avenir de l’État-providence, il appelle l’État à considérer le risque écologique comme une priorité à couvrir par un système d’assurance sociale dans le cadre d’un nouvel « État social-écologique ». Pour l’instant, une constellation d’initiatives locales, individuelles, collectives, coexistent sans constituer encore un système cohérent. Mais nos sociétés ont besoin de cette utopie pour imaginer un autre futur possible. Il faut « faire des utopies une opportunité », comme nous invitent les organisateurs des Journées de l’Économie à Lyon cette année…

Seconde partie

Éric Berr. La dette publique, reflet du périmètre d’action que les capitalistes laissent à l’État sur le marché. 

Questionner la dette publique amène à réfléchir au rôle de l’État dans l’économie et sa conception de la politique économique. Généralement deux visions s’affrontent, l’une keynésienne, l’autre ordo-libérale, apparue dans l’Allemagne des années 1930 et qui a guidé la construction européenne et la création de l’Europe monétaire. Dans le premier cas, l’État contraint le marché, dans le second il est à son service, se contente de définir les règles et de veiller au respect de celles-ci. Il s’agit donc de corriger, d’impulser, et pour réaliser ces objectifs de définir des moyens. Le choix des moyens dépend de l’adhésion à l’une ou l’autre des visions précédemment énoncées.

La dette des administrations publiques correspond à la somme des dettes de l’État central (80% du stock total de dettes publiques), des administrations publiques locales (collectivités locales, 10% environ du total) et des organismes de sécurité sociale (10% environ du total).

Il faut savoir que, contrairement à une idée largement répandue, le solde budgétaire de l’État hors investissement a été constamment excédentaire depuis des décennies, sauf lors des périodes de grande récession (1993-1995, 2007-2008 et aujourd'hui avec la crise sanitaire). Le déficit public ne tient donc pas tant à l’impéritie des pouvoirs publics qu’aux dépenses d’investissement (préparer l’avenir) et aux dépenses de fonctionnement (rémunérer soignants, enseignants, etc.). Il est surprenant de constater l’inquiétude suscitée par la dette publique (qui atteindra plus de 115% du PIB fin 2021) dans notre pays, et en miroir l’indifférence de l’opinion et des décideurs face à une dette privée plus volumineuse et préoccupante (environ 154% du PIB, un des niveaux les plus élevés de l’Union).

La vision négative de la dette publique est véhiculée par ceux qui souhaitent la réduire, au prétexte que « nos enfants vont la payer ». La maturité moyenne des dettes de l’État étant de 8 ans, cette vision est discutable. Ce ne sont pas nos enfants, mais nous, qui allons payer les intérêts de cette dette (la charge de la dette). La loi de finance 2022 présentée récemment correspond à cette vision dépréciative.

Pourtant, la dette permet de financer des investissements à long terme, notamment des biens publics, que les entreprises privées auraient des réticences à financer faute de rentabilité assurée à un horizon acceptable pour elles. Le montant en valeur absolue de ce stock de dettes compte moins que le flux d’argent nécessaire chaque année pour en rembourser les intérêts : alors que la dette publique s’est accrue de 950 milliards d’euros entre 2009 et 2019, la charge de la dette sur la même période a baissé de 14 milliards d’euros, grâce à des taux d’intérêt extrêmement bas, parfois même passés « en territoire négatif ». L’État français émet aujourd’hui des titres à 10 ans à un taux de 0,08%, car il dispose aux yeux des évaluateurs du risque d’une « excellente signature ». Les États développés sont en effet considérés comme les débiteurs les plus sûrs pour deux raisons : d’une part, leur horizon est infini car contrairement à une entreprise ou à un ménage sa durée de vie est illimitée dans le temps. Un État peut donc être en défaut de paiement mais contrairement à une entreprise ne peut pas faire faillite. D’autre part, l’État est capable de fixer lui-même le niveau de ses ressources, par sa fiscalité, qu’elle pèse plutôt sur les ménages ou les entreprises, soit directe ou indirecte, etc. La confiance des investisseurs se mesure à la faiblesse des taux d’intérêt directeurs. Selon un récent rapport de la Commission européenne, la charge de la dette, qui représente aujourd’hui 1,5% du PIB, devrait encore diminuer pour ne représenter que 0,7% en 2030. L’Agence France Trésor a même en janvier 2021 levé pour 7 milliards d’euros à 50 ans à un taux de 0,59%, signe de la confiance qu’inspire la nation à long terme.

Dire que la dette pèse sur les générations futures témoigne d’une vision biaisée et négative d’un « fardeau ». Or la dette n’est pas uniquement un coût, puisqu’elle permet en contrepartie d’acquérir un « actif » : des infrastructures de transport ou de télécommunication, écoles, hôpitaux, des services publics. On entend beaucoup que chaque nouveau-né en France arrive au monde avec une dette de 30 000 euros qui pèse au-dessus de son berceau. On sait moins qu’il bénéficie d’un actif net, d’un patrimoine net d’environ 4 500 euros ! Ce dernier chiffre est en baisse (il était de 17 000 euros en 2007) car les politiques des dernières décennies ont consisté pour l’État à se séparer de ce patrimoine public en le privatisant notamment, et à mener des politiques d’austérité.

Le déficit enfin est souvent attribué à une dépense publique incontrôlée et irréfléchie : cette analyse est biaisée. Depuis vingt ans, la croissance des dépenses publiques est faible, mais les recettes fiscales se sont effondrées notamment sous l’effet des politiques de crédit d’impôt aux entreprises. L’État a ainsi de plus en plus de difficultés à jouer son rôle. Cette baisse est d’inspiration libérale, elle entend réduire le budget de l’État, donc son périmètre d’intervention et sa capacité d’action. Pour réduire le déficit public, un autre choix aurait pu être fait, celui d’augmenter la fiscalité sur certaines catégories, pour augmenter le budget et la capacité d’intervention de l’État.

En tout cas, la baisse d’efficacité de l’action de l’État provoquée par cette baisse des recettes est la source d’une défiance vis-à-vis de l’État central, défiance qui touche toutes les institutions, l’École, les syndicats, etc. Elle est le produit de déséquilibres qui sapent le contrat social.

Les décisions à venir seront cruciales alors que la pandémie de Covid a occasionné un coût additionnel de 230 milliards d’euros pour la période 2020-2021 (tests, vaccins, etc.), réparti entre 165 milliards d’euros pour l’État, et 65 milliards pour la sécurité sociale. La loi de finance 2022 désire « cantonner » la dette Covid, et la rembourser, postulant que l’État n’aura pas à augmenter les impôts mais pourra compter sur un effet rebond de la croissance pour les années à venir. Compte tenu des taux durablement faibles d’emprunt, il serait sans doute préférable d’amortir cette dette sur une période longue ; en misant aussi sur la reprise d’une légère inflation qui mécaniquement érode cette dette… Si la croissance n’est pas au rendez-vous, et que les pouvoirs publics refusent d’augmenter les impôts, il restera deux leviers pour rembourser la dette Covid : soit des privatisations, soit la mise en place de la réforme des retraites dont le but non avoué est de contenir l’augmentation de la dette publique.

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