Le grondement de la bataille

La liberté guidant le peuple

La politique du gouvernement est-elle attentatoire pour les libertés publiques ?

Désigner un coupable idéal, fixer sur lui le ressentiment, lui attribuer des intentions secrètes et perverses est une attitude facile, vaine et, pour tout dire, puérile. Crier au loup, tweeter, gesticuler, convoquer les « années trente » ne sert pas à grand-chose. Néanmoins, il n’est pas interdit de se poser des questions, de se tenir en alerte, de prendre un peu de recul.

Car notre mal vient de plus loin. Il y a eu, d’abord, en 2008, la loi sur la rétention de sûreté (qui permet de garder quelqu’un enfermé alors qu’il a purgé sa peine). Cette loi marque une rupture dans notre droit pénal. « Même si on vit tranquillement dans les cachots, cela ne suffit pas pour s’y trouver bien. » (Rousseau) Il y a eu, ensuite, la loi sur la sécurité intérieure du 30 octobre 2017 : une partie des dispositions de l’état d’urgence est entrée dans le droit commun. Ce qui relève de l’exception, l’état d’urgence, que ce soit pour raison de terrorisme (de novembre 2015 à novembre 2017) ou pour raison sanitaire (prolongé jusqu’en novembre 2021), tend à devenir la norme.

Il y a eu, plus récemment, la loi dite « anticasseurs » (2019) et la « loi Avia » (2020) contre « les contenus haineux sur Internet » (censurée par le Conseil constitutionnel). La proposition de loi relative à la « sécurité globale » a été votée par l’Assemblée Nationale en novembre 2020, puis par le Sénat en mars 2021 et définitivement adoptée par le Parlement le 15 avril. Ce n’est pas fini. Dans la foulée, une loi « antiterroriste ». Mais attention, assure le Premier ministre, c’est une loi qui va « respecter totalement nos principes juridiques fondamentaux ». Qu’il se sente obligé de faire une telle précision est en soi inquiétant. La loi est présentée au Conseil des ministres le 28 avril et adoptée le 22 juillet 2021.

Après le discours du Président Macron, le 12 juillet 2021, un projet de loi « relatif à la gestion de la crise sanitaire » est adoptée le 25 juillet, six jours seulement après son dépôt au Parlement. Et c’est l’état d’urgence une fois encore prolongé (« régime transitoire », dit la loi, pour ne plus dire « état d’urgence »), avec possibilité de reconduction. Jusques à quand ? Cela fait six ans que la France est soumise à des régimes juridiques d’exception. L’état d’exception devient la norme. Selon une étude publiée par The Economist (le 3 février 2021), les libertés démocratiques ont reflué dans près de 70 % des pays du monde en 2020, à cause notamment des restrictions provoquées par la lutte contre le Covid, et la France est qualifiée de « démocratie défaillante ». La démocratie n’est plus l’horizon indépassable de notre temps et, à regarder l’Inde, la Russie, la Chine et le monde asiatique (à l’exception du Japon), l’Amérique latine (Brésil, Bolivie, Nicaragua, Venezuela…), un grand nombre de pays d’Afrique, elle pourrait être aussi bien, comme le suggère Jacques Julliard, un moment circonscris dans le temps et l’espace (1).

Qu’on me comprenne bien. Le problème ne vient pas d’une loi ou d’une autre, qui peut toujours se justifier, mais d’un état d’esprit, d’une ambiance, d’une atmosphère qui se transforme et d’un air qui se vicie sans que nous y prenions garde.

Outre la déclaration sur les « gens qui ne sont rien » (29 juin 2017 – l’euphorie de la victoire ?), précédée (le 1er juin) de la plaisanterie du président de la République sur les canots de pêche qui « amènent du Comorien » vers l’île de Mayotte, l’infantilisation est caricaturale lorsque le président du groupe LREM à l’Assemblée Nationale, Gilles Le Gendre, reconnaît une erreur, une seule, que ceux qui exerce le pouvoir sont « trop intelligents, trop subtils » (17 décembre 2017). L’infantilisation est permanente lorsque le professeur Jérôme Salomon, directeur général de la santé, explique qu’il faut, pour Noël, que « papy et mamie mangent dans la cuisine » (24 novembre 2020 – il s’est excusé par la suite). A la fin du mois d’août 2020, déjà, le premier ministre avait demandé d’éviter que « papy et mamie aillent chercher leurs petits-enfants à l’école ». Nous en sommes là !

Il faut « faire de la pédagogie » disent-ils. Non. Ce sont les professeurs qui font de la pédagogie : l’art d’enseigner, de transmettre un savoir, d’expliquer simplement. A destination des enfants, à des élèves. Mais certainement pas lorsque l’on s’adresse à des adultes, à des citoyens. Lorsque l’on n’est pas d’accord, ce n’est pas parce qu’on ne comprend pas !

Tocqueville, en 1840, dans De la démocratie en Amérique, indique que le despotisme à venir cherchera à « fixer irrévocablement dans l’enfance » : « Il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète ». Il « se combine mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de liberté » et s’établit « à l’ombre même de la souveraineté du peuple ». Il veut des citoyens atones : « Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » Le pouvoir politique fait appel à des cabinets de conseil en stratégie – pratique ce que Platon nomme rhétorique, l’art des sophistes, l’art de persuader et de conduire insidieusement la conduite des autres, ce qu’on appelle aujourd’hui le « nudging ».

Rejeter la morale qui nous a menés à la catastrophe

La mutation du lexique est spectaculaire : on ne parle plus aujourd’hui de « peuple » (souverain) mais de « population » (gouvernée par l’Etat). L’Etat gouverne en assignant aux individus une identité, en produisant et normalisant des individus. Les analyses de Michel Foucault sur l’Etat aident à réfléchir – tout comme celles de Simone Weil ou de William Cavanaugh : « Une nouvelle forme de pouvoir politique s’est développée de manière continue depuis le XVIe siècle. Le pouvoir de l’Etat est une forme de pouvoir à la fois globalisante et totalisatrice » qui exerce « sans contrôle un pouvoir sur les corps, la santé des individus, leur vie et leur mort » (2). L’Etat fait vivre et laisse mourir. Il maintient en vie dans l’optique du travail, de la croissance économique. Il laisse mourir, seul, en Ehpad ou dans les hôpitaux. On n’entre pas dans un hôpital, c’est interdit, alors qu’un parent est en train de mourir à l’étage au-dessus (février 2021). De combien de temps dispose-t-on pour vivre un deuil ? Dès le lendemain, il s’agit de retourner travailler comme un bon petit soldat. Les déplacements sont restreints, ainsi que l’accès aux transports, aux cafés, aux restaurants, aux lieux de culture et de loisirs. L’Etat est un ensemble de dispositifs qui visent à la sécurité et à l’efficacité, c’est normal, il est alors dans son rôle, mais risque de continûment chercher à rogner les libertés au nom de cette efficacité. Il n’y a qu’à regarder l’histoire de France depuis 1792 (exception faite, peut-être, de la période 1880-1900).

La liberté, les libertés civiles sont toujours à défendre. Car ce n’est pas la liberté pour soi qui est à réclamer, ce n’est pas son droit revendiqué à faire « ce que l’on veut », comme le soutiennent beaucoup de ceux qui envahissent l’espace public, mais c’est la liberté des autres, celle que l’on reconnaît aux autres, la liberté politique de tout citoyen.

« Je suis une liberté » disait Lacordaire.

L’Etat ne nous sauvera pas. Je veux dire par là que l’Etat n’engendre rien. Ne fait rien advenir de nouveau. Ce n’est pas son rôle d’ailleurs. Le rôle de l’Etat est de mettre en application les idées, les orientations, les choix des citoyens. Les « hommes (et femmes) d’Etat », obnubilés par la prochaine élection, ne prennent pas (pas assez) en compte le temps long : celui d’une écologie politique, celui de l’avenir de la France, celui du devenir de la Terre. Dire ceci ne sous-estime en rien ni la gravité de l’épidémie que nous traversons, ni l’importance de la règle du droit, ni la compétence et le dévouement d’un grand nombre des agents de la fonction publique, ainsi que des élus de terrain.

Plusieurs ouvrages cherchent à renforcer la démocratie et les libertés publiques (3). Mentionnons seulement François Sureau, homme de lettres au sens le plus noble du terme et combattant de la liberté (4). « Que voulez-vous ? Je m’entête affreusement à adorer la liberté libre. » (Rimbaud)

Sans oublier le vieux Proudhon : « Le problème n’est pas de savoir comment nous serons le mieux gouvernés, mais comment nous serons le plus libres. » Admirables Confessions d’un révolutionnaire.

Nous sommes à la croisée des chemins.

Ce qu’il nous faut reconsidérer, c’est notre manière de faire advenir du commun. Nous enraciner à nouveau dans des histoires communes. Apprendre à habiter ensemble des milieux et des paysages. Redonner consistance à la République. Nous demander où vont nos fidélités. Bref, faire de la politique. (Le vote serait l’acte politique par excellence : s’isoler, seul, dans un isoloir, une fois tous les cinq ans, pour confier le pouvoir à des représentants et se taire le reste du temps. Quelle bêtise ! La politique, loin d’isoler, rassemble, loin d’imposer le silence, invite à prendre la parole comme d’autres ont pris la Bastille. La politique est une question de désir, de corps, de parole : de présence.)

Camus, dans Combat, le 27 juin 1945 : « Cette époque ne prétend pas donner de leçons de moralité à celle qui l’a précédée. Mais elle a le droit, acquis au milieu de terribles convulsions, de rejeter purement et simplement la morale qui l’a menée à la catastrophe. Les Français sont fatigués des vertus moyennes, ils savent maintenant ce qu’un conflit moral étendu à une nation entière peut coûter d’arrachements et de douleur. Il n’est donc pas étonnant qu’ils se détournent de leurs fausses élites, puisqu’elles furent d’abord celles de la médiocrité. »

Il y a ceux qui sont manifestement incapables de comprendre les enjeux de notre temps, celui du bien commun comme celui de l’habitabilité de la Terre, et qui installent à leur bénéfice une stupide alternative entre « raison d’Etat » et « chaos populiste ». A nouveau, il nous faut secouer la torpeur qui nous menace, extraire les esprits et les corps du confinement, et faire entendre « le grondement de la bataille » (Foucault).

Mais la question demeure autrement plus sérieuse qu’une question politique. Qu’est-ce qui vient fonder la communion entre les êtres humains ? Quelle est l’origine de la liberté ? A partir de quoi s’établit l’égalité ? Quelle est la source de la fraternité ? (A suivre.)

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020)

 

(1) Jacques Julliard, qui nous donne à lire ses Carnets inédits. Histoire, politique, littérature, Bouquins, 2021

(2) Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir » (1982), dans Dits et écrits, II (1976-1988), Gallimard, « Quarto », 2017. Pour les analyses de Foucault, voir surtout Surveiller et punir, Gallimard, 1975. Voir aussi James C. Scott, L’œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, La Découverte, 2021

(3) Frédéric Worms, Les maladies chroniques de la démocratie, puis Sidération et résistance, Desclée de Brouwer, 2017 et 2020 ; Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Gallimard, 2020 ; Chloé Morin, Les inamovibles de la République, L’Aube, 2020, puis Le Populisme au secours de la démocratie ?, Gallimard, 2021 ; Barbara Stiegler, De la démocratie en Pandémie. Santé, éducation, recherche, Gallimard, « Tracts », 2021 ; Julia Cagé et Benoît Huet, L’information est un bien public. Refonder la propriété des médias, Seuil, 2021 ; Thomas Piketty, Une brève histoire de l’égalité, Seuil, 2021

(4) François Sureau, Sans la liberté, Gallimard, « Tracts », 2017

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