Les commencements sont les temps les plus beaux

Rohmer, L’Heure bleue

« Les commencements sont les temps les plus beaux. » C’était le sujet de ma première dissertation de philosophie, alors que j’arrivais en hypokhâgne, il y a tout juste un quart de siècle. Je n’ai plus aucune idée de ce que j’ai bien pu écrire mais je ne crois pas avoir très bien réussi ni que Marguerite Léna ait mis une très bonne note à cette copie.

Commencement d’une année. Commencement consécutif à un déménagement dans une ville ou une maison. Commencement d’une activité professionnelle. Commencement des vacances. Commencement d’un voyage. Commencement d’un livre. Commencement d’un amour. C’est à chaque fois une nouvelle histoire, une promesse de bonheur. Nos vies sont faites de commencements.

S’il y a commencement, c’est qu’il y a événement. En effet, nous ne vivons pas un temps homogène, continu, comme un curseur se déplaçant sur une ligne à une vitesse constante ; le temps n’est pas une forme a priori (Kant). Il est constitué par des événements qui nous adviennent (1). Ces événements ne se fabriquent pas, ne se commandent pas ; ils adviennent. Ils nous surprennent. « La rue assourdissante autour de moi hurlait. » Rien de plus normal. Et c’est comme nimbé de silence que, soudain, cela advient : « Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, / Une femme passa » (Baudelaire, « A une passante »). Un événement est une surprise de la conscience. Il peut, à la rigueur, être attendu, espéré. Mais, même attendu, il surprend : « Un éclair… » Un événement est un commencement, une promesse : il fait advenir du nouveau, de l’inouï. « Fugitive beauté / Dont le regard m’a fait soudainement renaître ». Une promesse qui peut aussi bien avorter : « Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, / Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! »

Il arrive toutefois que nous n’arrivions pas à commencer. Que le passé ne cesse pas de nous hanter et pèse sur le présent au point de nous paralyser. Un échec. Un drame. Un amour. Toutes sortes d’histoires qui reviennent nous hanter au moment où nous nous y attendons le moins. Ce sont comme des fils invisibles qui nous retiennent en arrière. Il peut être difficile d’accepter ce qui a eu lieu, d’accepter le passé tel qu’il a eu lieu. Il peut être difficile d’accepter que le temps passe, et de ne plus être à tel ou tel moment passé de sa vie. Nous sommes habités de regrets et de remords. Il peut nous arriver de nous débattre avec nous-mêmes et d’avancer chaque jour à reculons.

Ce qui peut alors venir nous sauver, c’est le pardon.

Le pardon défait les liens qui nous retiennent et nous empêchent d’avancer. Le pardon détache le passé du présent et ouvre un avenir possible. D’accord. Mais il arrive que nous ne puissions pas pardonner. Pardonner aux autres ce qu’ils nous ont fait, nous pardonner à nous-mêmes ce que nous avons fait aux autres ou à nous-mêmes. Ou ce que nous n’avons pas fait. Il arrive que le pardon se révèle impossible. Mais n’est-ce pas toujours le cas ? Pardonner dépend-il de nous ? Pardonner est-il un acte de la volonté ? Non. Le pardon est impossible, car si nous prenons le pardon au sérieux, ce qu’il s’agit de pardonner c’est l’impardonnable. Ce que nous pouvons pardonner facilement, ce qui dépend de nous de pardonner relève de l’excuse, de la politesse, comme lorsque nous disons, après avoir marché sur le pied de quelqu’un, « je vous prie de m’excuser » ou « je vous demande pardon ». Le pardon pris au sérieux, lorsqu’il s’agit de pardonner l’impardonnable – de pardonner ce qui, à vue humaine, est impardonnable – est impossible.

Le pardon est à nous impossible. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’a pas lieu. Car il arrive que le pardon advienne. En rigueur de terme, le pardon est un événement.

Le pardon n’est pas l’oubli mais un autre regard porté sur ce qui a eu lieu. Cet autre regard se dit d’un mot, l’amour. Pardonner, c’est voir le passé depuis l’ordre de la charité (Pascal). C’est une expérience qu’il a pu nous arriver de faire : un amour qui advient non seulement fait voir autrement la personne aimée, en fait voir la beauté singulière mais, d’un même regard, renouvelle ce qui nous est donné à voir. Ce sont toutes les choses, tous les êtres, toutes les activités qui se trouvent renouvelés lorsqu’advient un amour. Tout est transfiguré. Tout est neuf, comme au commencement du monde. « Le commencement est un dieu qui sauvegarde toutes choses » (Platon).

C’est l’amour toujours neuf qui seul évite l’usure du temps et le poids du passé. Aimer l’autre tel qu’il est, au lieu de le vouloir tel que nous voudrions qu’il soit, selon nos normes et nos habitudes, à l’aune de nos peurs et de nos projets, accueillir la beauté du monde qui s’offre à nos sens, s’aimer aussi soi-même tel que l’on est, ce qui n’est certes pas, et de loin, le plus facile. C’est le renouvellement du regard, un regard toujours neuf, lorsque ce regard est un regard éthique (au sens de Levinas) qui pardonne toutes choses et découvre « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » (Mallarmé). Certes, l’amour ne se commande pas, ne se décide pas ; il advient. L’amour est un événement. Mais il dépend de nous de nous tenir disponibles, de nous tenir dans l’attente – pour autant que la foi, l’espérance et l’amour sont des vertus.

Les commencements sont-ils les moments les plus beaux ? Est-ce la beauté qui est toujours nouvelle et qui inaugure un commencement ? La beauté de ce qui advient est la promesse et le pressentiment d’une vie nouvelle, d’un élan, d’un allant, d’un essor. D’une vraie vie, enfin découverte et éclaircie. Alors que rien encore ne pèse ni ne pose, comme au premier matin du monde, les commencements « dé-couvrent » la vie qui s’enlisait et s’étiolait et font accéder à la vie vivante. Les commencements sont les temps les plus vivants. Au commencement, donc, à nous de nous tenir, demeurant les contemporains de l’événement inaugural, de ce qui ainsi ne cessera pas de commenter, au diapason d’une beauté toujours nouvelle.

Et nous irons alors « de commencement en commencement par des commencements qui n’ont pas de fin » (Grégoire de Nysse).

Bonne année !

Pascal David, o.p., est philosophe

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