Les pouvoirs de la littérature

Pour diagnostiquer le présent

Lieu aride
Fleur et insecte © Nicolas Brulois - Unsplash

« Nous savions tout cela. Et pourtant, paresseusement, lâchement, nous avons laissé faire. Nous avons craint le heurt de la foule, les sarcasmes de nos amis, l’incompréhensif mépris de nos maîtres. Nous n’avons pas osé être, sur la place publique, la voix qui crie, d’abord dans le désert. Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers. Puissent nos cadets nous pardonner le sang qui est sur nos mains ! »

Marc Bloch, L’Etrange défaite, en 1940

 

Les pouvoirs de la littérature

        Je suis entré récemment dans un grand magasin dont le second étage est une librairie. J’ai été effaré par ce que j’y ai vu – par ce que je vois année après année.

         Ce que l’on trouve au rayon « Histoire et sciences humaines » (sic), ce sont des « livres » – des présentoirs entiers ! – consacrés à l’ésotérisme et au tantrisme, à « santé & bien-être », au « développement personnel » et à la religion (un bouddhisme fabriqué pour occidentaux : « soyez zen ! »). N’avons-nous que cela pour nous nourrir et pour restaurer notre rapport à nous-mêmes et à la Terre ?

            A mes élèves de terminale, à mes étudiants aussi, je lis des passages de romans, en début de cours, et je les invite inlassablement à nourrir leur vie de littérature. Une grande œuvre littéraire, c’est une proposition de monde. Lire un roman, c’est se détacher de soi, introduire une décoïncidence, imaginer d’autres mondes possibles et, peut-être, transformer les manières de penser et de vivre. C’est aussi le moyen de survivre, le cas échéant. La littérature des camps, les récits des rescapés des camps de concentration nazis témoignent que ce sont les textes, la culture, la poésie qui ont permis de rester vivant, et humain. Cela, je le répète chaque année depuis plus d’une décennie : la littérature peut sauver la vie – littéralement ; et nous ne savons pas de quoi demain sera fait. Encore moins maintenant, avec ce qui nous arrive depuis un an. Je propose par exemple la lecture de Jorge Semprún : L’Ecriture ou la vie – un chef-d’œuvre – mais aussi Adieu, vive clarté

         Ces derniers mois ont conduit beaucoup d’entre nous à relire Camus, La Peste, ou Orwell, 1984, et peut-être aussi Les Fiancés (I promessi sposi) d’Alessandro Manzoni, le grand romancier italien, contemporain de Balzac et de Dickens, qui décrit la peste de Milan, au XVIIe siècle, de telle manière qu’indirectement nous sommes amenés à nous interroger sur notre présent, sur ce que nous vivons. Le pouvoir politique qui, dans un premier temps, ne prend pas la mesure du danger et organise des rassemblements qui propagent la maladie (en mars 2020 : les élections municipales), puis le confinement de la population. La peur de la contagion qui sépare et isole (les gestes « barrières ») : Renzo « arriva dans un lieu qui pouvait encore s’appeler une cité de vivants ; mais quelle cité, hélas ! et quels vivants ! toutes les portes étaient fermées par la défiance et par la terreur. » Le couvre-feu, et les amendes ou les arrestations pour ceux qui résistent. Le silence de mort qui règne dans la ville : « De toutes parts avaient cessé tout bruit d’ouvriers, tout fracas de voitures, tout cri de vendeurs, toute rumeur de passants. » Les habitants au balcon, à vingt heures, non pas pour applaudir les soignants mais pour prier à l’invitation de l’archevêque – autre époque. Le contrôle politique exercé sur les corps et les esprits. Les effets d’une biopolitique. Manzoni achève son roman en 1840 : 180 ans avant un autre confinement de Milan décrété par Giuseppe Conte le 8 mars 2020.

            C’est de poésie aussi dont nous avons besoin, pour réapprendre à habiter la Terre. Les Psaumes et Lucrèce, François d’Assise, Goethe, Hölderlin, Novalis, Keats, Wordsworth, Thoreau, Nerval, Dickinson, Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire, Hofmannsthal, Yeats, Rilke, Claudel, le Camus de Noces à Tipasa, Bonnefoy, Jaccottet… Ils sont nombreux, les poètes qui transforment le regard porté sur ce qui s’offre à nous et que nous lisons comme on fait un exercice spirituel, un exercice de soi.

        Pour aujourd’hui, je vais me contenter d’en proposer un seul. Un poète adulé par certains, dénigré par d’autres (parfois successivement l’un puis l’autre), auteur d’une soixantaine de recueils (qui ne se valent pas tous), des titres qui l’ont fait accéder à la notoriété : La Part manquante, Une petite robe de fête, Le Très-Bas.

         Bobin bien sûr ! Il y est question de joie, d’enfance, d’amour, de sainteté, des anges, des femmes. Cependant, c’est l’accès à l’inouï de ce qui nous est donné qui retient mon attention ici. Que faire d’autre que citer au hasard ?

          « La vision du chat noir au milieu des pissenlits jaunes : j’étais au paradis des yeux. » « J’ai écarté le rideau. Le rouge-gorge dans le jardin m’a regardé avec cet étonnement pur qu’il y avait dans ses yeux noirs. J’ai laissé retomber le rideau. J’en avais assez vu pour la journée. »

         « Je cherche une pensée aussi heureuse que la couleur jaune du citron dans l’assiette. » « Je fais dix mètres dehors et je suis envahi de visions, submergé : je ne marche pas sous le ciel mais au fond de lui, avec sur mon crâne des tonnes de bleu. Je suffoque de tant respirer, rassasié d’air et de lumière. En dix secondes j’ai fait une promenade de dix siècles. La vie a une densité explosive. Un minuscule caillou contient tous les royaumes. / Quand je sens les cristaux de l’air glacé heurter mes joues, je sais immédiatement que j’existe et que Dieu existe avec moi. / Il n’y a qu’une seule vie et elle est sans fin. » « L’art de vivre consiste à garder intact le sentiment de la vie et à ne jamais déserter le point d’émerveillement et de sidération qui seul permet à l’âme de voir. »

        « La vie, je la trouve dans ce qui m’interrompt, me coupe, me blesse, me contredit. La vie, c’est celle qui parle quand on lui a défendu de parler, bousculant prévisions et pensées, délivrant de la morne accoutumance de soi à soi. » « Car il en va des sociétés comme des individus : le réel est toujours du côté du réfractaire, du fugitif, du résistant, de tout ce qu’on cherche à calmer, ordonner, faire taire et qui revient quand même, et qui revient encore, et qui revient sans cesse – incorrigible. L’écriture est de ce côté-là. Tout ce qui s’entête à vivre est de ce côté-là. »

        « On ne peut bien écrire qu’en allant vers l’inconnu – et non pour le connaître, mais pour l’aimer. » « Il n’y a pas de connaissance en dehors de l’amour. Il n’y a dans l’amour que de l’inconnaissable. » (1)

       Les romans, donc, pour comprendre et ouvrir des possibles. La poésie : pour rendre grâce et apprendre à aimer. Une journée sans poésie est une journée perdue. Bonne lecture !

(1) Christian Bobin, successivement Les ruines du ciel, Gallimard, 2009 ; Autoportrait au radiateur, Gallimard, 1997 ; Éloge du rien, Fata Morgana, 1990 ; Une petite robe de fête, Gallimard, 1991

 

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020)

 

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