L’étoffe continue de nos vies

Image du film Conte de printemps, Éric Rohmer

Nous avons l’habitude de nous représenter le temps comme une ligne et le présent comme un curseur qui se déplace de gauche à droite sur cette ligne. Nous spatialisons le temps. Nous cherchons des « causes » pour « expliquer » les événements ou des segments du temps (« les causes de la Révolution française » ou « de la Première Guerre mondiale »). Nous cherchons un « début » et une « fin » (au deux sens de ce terme) à ce qui nous arrive (« début » et « fin » d’une « histoire d’amour »). Ce langage est-il pertinent ? Peut-on parler de ce qui fait nos vies avec les concepts dont usent les scientifiques pour parler de la matière ? « Début », « cause », « explication », etc. (1) – ce lexique ne se contente-t-il pas de recouvrir nos vies sans les éclairer de l’intérieur ?

Ce sont les romanciers qui parlent le mieux de la manière dont une vie se déploie. Dominique (de Fromentin) par exemple. Un amour a toujours-déjà commencé bien avant la date qui vient en marquer le commencement (le « premier baiser »). C’est sans début assignable qu’il a débuté ou, pour mieux dire, qu’il s’est amorcé. « Un jour, c’était vers la fin d’avril », Dominique part marcher dans la campagne. Il est saisi par une « atmosphère » : « Les haies d’épines étaient en fleurs ; le soleil, vif et chaud, faisait chanter les alouettes et semblait les attirer plus près du ciel, tant elles pointaient en ligne droite et volaient haut. Il y avait partout des insectes nouveau-nés que le vent balançait comme des atomes de lumière à la point des grandes herbes, et des oiseaux qui, deux à deux, passaient à tire-d’aile et se dirigeaient soit dans les foins, soit dans les blés, soit dans les buissons, vers des nids qu’on ne voyait pas. » (2) Le narrateur poursuit : « J’aurais souhaité que quelqu’un fût là ; mais pourquoi ? Je n’aurai pu le dire. Et qui ? Je le savais encore moins. » Quelque chose (qui n’est pas une « chose ») s’amorce alors, qui va faire son chemin et se déployer. Un processus, une transformation continue et silencieuse s’est enclenchée. Cela « prend », cela « mord » : s’amorce (ad-mordere : « mordre auprès »). Il n’y a pas de rupture avec ce qui précède (ni commencement qui requiert une explication : une « cause ») mais une « logique d’implication : s’y dit le fruit d’un déroulement interne en fonction des seuls facteurs engagés » (3).

Fromentin décrit des saisons ; « description » est encore mal dit, car trop extérieur. Il donne à vivre une ambiance, une atmosphère, une prégnance. Il n’y a pas un « individu » dans un « environnement » mais, contrevenant à l’isolation des êtres en entités, une « pervasivité » qui fait communiquer de l’intérieur tout de ce qui advient et s’actualise dans le monde. Le dit l’image fromentinienne et récurrente du « vent  » qui traverse toutes « choses », qui les désisolent de telle manière que ce qui advient en un procès continu demeure évasif. Cette capacité, cette « évasivité » désigne ce fonds communiquant des choses sans principe et sans commencement qui ne se laisse plus déterminer dans les termes de l’ontologie – qui défait l’opposition de l’être et du non-être. Le langage ne peut plus désigner une « chose », alors il tourne autour, se fait allusif. C’est tout le génie de la langue de Fromentin.

Puis il y a le trouble ressenti lors de la rencontre fortuite avec Madeleine, « sous les ormeaux garnis de frondaisons légères », « dans le crépuscule bleu qui descendait du ciel ». Dominique se sait amoureux, « mais de qui ? ». Quelques jours plus tard, lors de la soirée du dimanche soir : « J’étais assis près de Madeleine, d’après une ancienne habitude où la volonté de l’un et de l’autre n’entrait pour rien. Tout à coup l’idée me vint de changer de place. Pourquoi ? Je n’aurais pu le dire. » C’est l’écart qui va alors permettre la rencontre : « En levant les yeux qu’elle tenait abaissés sur son jeu, Madeleine me vit assis de l’autre côté de la table, précisément vis-à-vis d’elle. – «Eh bien !» dit-elle avec un air de surprise. Mais nos yeux se rencontrèrent ; je ne sais ce qu’elle aperçut d’extraordinaire dans les miens qui la troubla légèrement et ne lui permit pas d’achever. » Soudain, il y a effraction et accès à de l’inouï : « Il y avait plus de dix-huit mois que je vivais près d’elle, et pour la première fois je venais de la regarder comme on regarde quand on veut voir. Madeleine était charmante, mais beaucoup plus qu’on ne le disait, et bien autrement que je ne l’avais cru. » C’est plus tard encore, après une absence, une « ingénieuse absence », « mystérieuse ouvrière » qui attache des « fils invisibles » dans les profondeurs du cœur et de l’esprit, alors que Dominique est tout entier pénétré de la présence de Madeleine (promise en mariage au comte de Nièvres, hélas !), qu’éclate l’évidence – fruit mûr de ce processus de transformation continue de la situation : « Madeleine et perdue, et je l’aime ! »

Mais l’on peut aussi bien remonter plus en amont. Un an et demi plus tôt. Au château des Trembles, le jeune Dominique était descendu « sur la terrasse ombragée de vignes ». Il rédigeait une composition latine. C’était le mois d’octobre : « Les arbres, qui déjà n’étaient plus verts, le jour moins ardent, les ombres plus longues, les nuées plus tranquilles, tout parlait avec le charme sérieux propre à l’automne, de déclin, de défaillance et d’adieux. Les pampres tombaient un à un, sans qu’un souffle d’air agitât les treilles. Le parc était paisible. Des oiseaux chantaient avec un accent qui me remuait jusqu’au fond du cœur. » Il avait éprouvé là un « attendrissement subit, impossible à motiver » qui lui avait arraché des larmes. Augustin lui fera la remarque, plus tard : « Il y a quatre ans que je vous sais amoureux, me dit-il au premier mot que je prononçai. – Quatre ans ? lui dis-je, mais je ne connaissais pas alors Mme de Nièvres. – Mon ami, me dit-il, vous rappelez-vous le jour où je vous ai surpris pleurant sur les malheurs d’Annibal ? Eh bien ! je me suis étonné d’abord, n’admettant pas qu’une composition de collège pût émouvoir personne à ce point. Depuis, j’ai bien pensé qu’il n’y avait rien de commun entre Annibal et votre émotion ; en sorte qu’à la première ouverture de vos lettres, je me suis dit : «je le savais» ; et, à la première vue de Mme de Nièvres, j’ai compris qu’il s’agissait d’elle. » Augustin déchiffre le processus en cours et remonte jusqu’à cette première amorce qui va ensuite faire son chemin, silencieusement, se déployant d’elle-même, sponte sua, selon sa propension, à travers la vie de Dominique. Le romancier épouse le plus finement les configurations en remontant à la ligne subtile de fissuration. Et la suite du roman s’attache à détecter les veinures d’une vie.

Un « rien » fait pencher par propension et basculer de l’indifférence dans l’amour, de l’amour dans la haine. Une amitié intime advient « d’un germe imperceptible, d’un lien inaperçu, d’un adieu, monsieur, qui ne devait pas avoir de lendemain ». C’est le potentiel de la situation qui se transforme et se déploie : « Une année se passe. On s’est quitté sans se dire au revoir ; on se retrouve, et pendant ce temps l’amitié a fait en nous de tels progrès que toutes les barrières sont tombées, toutes les précautions ont disparu. » Et ce n’est pas une question de date marquée et repérable : « Cette intimité qui commençait à peine était-elle ancienne ou nouvelle ? », demande le narrateur : « C’était à ne plus le savoir, tant l’intuition des choses m’avait longuement fait vivre avec elles, tant le soupçon que j’avais d’elles ressemblait d’avance à des habitudes ». Le processus est global et continu et c’est donc tous les jours « l’anniversaire d’une amitié qui n’avait plus de date ». 

Le romancier nous tend un miroir, nous apprend ainsi à déchiffrer ces processus qui portent nos vies dans une direction ou dans une autre, à repérer les lignes de fracture et de fissuration, à nous orienter sans extériorité ni possibilité de surplomb, pris que nous sommes dans l’immanence de nos vies. Vivre est stratégique. Je ne peux qu’inviter, alors, à lire les grands romans de notre littérature, pour y apprendre à détecter ce qui fait nos vies et comment les orienter – à lire Fromentin, Dominique.

 

 

Un mot encore. Latour

 

Bruno Latour publie (janvier 2022), avec Nikolaj Schultz, un petit livre sous le titre Mémo sur la nouvelle classe écologique (édition Les empêcheurs de penser en rond). Il s’agit de tirer les conclusions politiques du travail qu’il mène depuis une quinzaine d’années sur ce qui est en train de nous arriver et que l’on appelle « catastrophe écologique ». Comment faire face ? Ou, pour le dire autrement, pourquoi nous savons et ne faisons rien ? Pourquoi celles et ceux qui ont des enfants ne font rien ? (Pour eux, pour leur avenir.)

La modernité désigne une époque qui s’amorce au XVIIe siècle avec la mathématisation de la nature et se déploie ensuite avec l’exigence de production (je renvoie aux chroniques # 1, # 4 et # 5). Cette époque est maintenant révolue. Nous sommes entrés dans un Nouveau Régime Climatique qui impose de faire porter toute notre attention sur les liens que nous entretenons avec les vivants et sur les logiques d’engendrement, c’est-à-dire la continuité des formes de vie dont dépend l’habitabilité de la Terre. La Terre où l’on vit est la Terre dont on vit. Il n’y a pas d’autre endroit où vivre que cette mince pellicule à la surface de la Terre. Nous y sommes confinés. De quoi dépendons-nous pour vivre ? Quelles sont nos conditions d’existence ? D’où viennent les produits que nous consommons ? Il nous faut décrire nos manières de vivre selon une autre logique que la logique économique – logique qui domine encore la politique de celles et ceux qui en font leur métier. Il nous faut refaire le travail d’élaboration théorique qui a été celui des Modernes (Locke, Rousseau, Marx, pour ne citer que ces noms-ci), nous demander à nouveau ce que sont la liberté, la propriété, la prospérité. Il nous faut redéfinir le sens de l’Histoire, réélaborer les affects politiques et réorienter les luttes.

Celles et ceux qui portent ce souci de la Terre forment une classe qui doit prendre conscience d’elle-même comme la nouvelle classe écologique (dit autrement : une « classe en soi » qui doit devenir une « classe pour soi » : consciente d’elle-même). Cette classe va se distinguer par des manières de vivre communes (ces manières sont politiques : quels usages de l’avion, de la voiture ou du smartphone ? quelle nourriture consommée ?). Elle a des intérêts à défendre, des amis, et des ennemis qu’il s’agit d’identifier (il est arrivé à ces ennemis de désigner cette classe écologique du terme de « amish ») et c’est alors une autre lecture du paysage politique. Si, dans la modernité, l’affrontement de classes se structurait autour des rapports de production, dans le Nouveau Régime Climatique, c’est la Terre comme condition de la vie des humains qui devient l’enjeu des affrontements. Autrement dit, la lutte pour la justice ne saurait être seulement sociale (le socialisme), elle est « géosociale ». C’est un discours mobilisateur que propose Latour.

Cela dit, l’imaginaire social (géosocial) ne se formera pas sans de grandes œuvres mobilisatrices. Il y a certes quelques films bien faits, mais qui sera notre Victor Hugo ? Qui sera notre Zola ? Qui écrira Les Misérables ou le Germinal de la catastrophe écologique ? Qui saura représenter, faire sentir, faire vivre les nouvelles injustices ? (Quant à celui qui sera notre Jaurès, rien ne l’indique encore.)

Si Latour est le Marx de notre temps (et Schultz son Engels), le Mémo sur la nouvelle classe écologique est notre Manifeste du parti communiste. Il doit être lu comme tel. Il propose une carte des forces en présence. Il faut entendre le grondement de la bataille.

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, Luttons-nous pour la justice ? Manuel d’action politique (Peuple Libre, 2022)

 

(1) Voir, par exemple, Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907), PUF, « Quadrige », 2007, p. 161 : « L’intelligence, même quand elle n’opère plus sur la manière brute, suit les habitudes qu’elle a contractées dans cette opération : elle applique des formes qui sont celles mêmes de la matière inorganisée. Elle est faite pour ce genre de travail. Seul, ce genre de travail la satisfait pleinement. » Ou bien La Pensée et le Mouvant (1934), PUF, « Quadrige », 2009, p. 138 : L’intelligence « ne saurait entrer dans ce qui se fait, suivre le mouvant, adopter le devenir qui est la vie des choses ».

(2) Eugène Fromentin, Dominique, dans les Œuvres complètes, Gallimard, « la Pléiade », 1984. La Correspondance d’Eugène Fromentin est éditée par Barbara Wright, Paris/Oxford, CNRS Editions/Universitas, 1995, 2 volumes. On pourra lire aussi Patrick Tudoret, Fromentin, le roman d’une vie, Les Belles Lettres, 2018 ; puis Barbara Wright, Beaux-Arts et Belles-Lettres, Honoré Champion, 2006.

(3) François Jullien, Ce point obscur d’où tout a basculé, L’Observatoire, 2021, p. 86-87.

 

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