L’œuvre, entre mémoire et promesse

Une église romane en Bourgogne - Saint-Martin de Chapaize

Je voudrais reprendre la réflexion menée dans la précédente chronique (# 29 : « Ce qui nous vient du passé ») en posant plus résolument la question : pourquoi conservons-nous les œuvres du passé ? Et, d’abord, qu’est-ce qu’une œuvre ? 

Une œuvre est une chose faite par l’homme et qui dure. Arrêtons-nous un instant sur ce point : une œuvre dure. Elle dure, elle ne se consomme pas. Il y a des objets qui se consomment, et qui donc ne durent pas : les couverts en plastique que l’on jette après un pique-nique, un téléphone portable, les vêtements que nous portons. Notre société produit de plus en plus d’objets que nous consommons puis jetons : les objets ont une durée de plus en plus courte. Imaginons un instant un monde où il n’y aurait rien, aucun objet, aucune construction, aucune trace humaine qui daterait de plus d’un an, ou de dix ans, ou de cinquante ans. Il n’y aurait pas de passé, aucune mémoire de ce qui a eu lieu, pas d’histoire racontée, pas de direction donnée au temps qui passe, pas d’attente, et donc pas d’avenir. L’homme serait déraciné ; ne serait pas, ou plus, un homme. Un tel monde ne serait tout simplement pas habitable. Les œuvres durent, donnent une certaine permanence au monde humain et le rendent habitable. Nous usons des œuvres, mais nous ne les consommons pas, elles sont stables et se transmettent : une hache pour couper le bois, dont on se sert et qui dure, qui résiste et ne se jette pas après usage, le buffet hérité des grands-parents, la maison de famille. Toutes ces œuvres donnent une permanence au monde humain, au monde commun, permettent une certaine sécurité, un lien entre les hommes et entre les générations.

Parmi les œuvres, certaines ne servent à rien au sens ou nous ne les utilisons pas, car ce ne sont pas des moyens en vue d’un but (comme le sont la hache, le buffet, la maison). Ce sont les œuvres d’art : une toile de van Gogh, une église romane en Bourgogne, une tragédie de Sophocle, une symphonie de Beethoven, un poème de Baudelaire. Les œuvres d’art sont écartées des besoins et des exigences de la vie quotidienne : ce ne sont pas des objets de consommation et, parmi les œuvres, elles sont écartées du contexte des objets d’usage ordinaire. Les œuvres d’art sont les choses qui ont la plus éminente permanence, ce sont elles qui permettent le plus sûrement que notre monde soit habitable. En effet, les œuvres d’art constituent un pôle de stabilité qui résiste à la futilité de la vie et à la pure fonctionnalité des objets ; elles manifestent la plus grande longévité et le plus grand rayonnement, la plus grande « teneur en monde ». Le poème, par exemple, fixe la pensée dans le rythme et dans la lettre écrite, la « condense » afin de la rendre mémorable. « Nulle part, conclut Hannah Arendt, la durabilité pure du monde des objets n’apparaît avec autant de clarté, nulle part, par conséquent ce monde d’objets ne se révèle de façon aussi spectaculaire comme la patrie non mortelle d’êtres mortels. » (1) Autrement dit, les œuvres d’art possèdent un pouvoir de révélation qui se suffit à lui-même et n’est subordonnée à aucune autre fin que la pure contemplation de ce qu’elles donnent à voir et à entendre. Elles préparent les femmes, les hommes qui les contemplent à « veiller et prendre soin d’un monde d’apparitions dont le critère est la beauté ».

Les œuvres d’art donnent donc de la permanence et de la stabilité à notre monde commun, elles sont quasi-indestructibles, elles sont un pressentiment d’immortalité : des « acquis pour toujours », ktèma eis aei disaient les Grecs. Détachée absolument des besoins de la vie, des besoins du corps (se nourrir, se vêtir, se tenir quelque part en sécurité, etc.), les œuvres d’art permettent un monde de relations humaines entre les générations, permettent d’habiter le monde et sa vie comme un monde et une vie sensés : « Comment humaniser pleinement les sentiments de la crainte et de la joie, du désir et de l’amour, les déchiffrer, les énoncer et les hiérarchiser, demande pour sa part Marguerite Léna, si on n’ouvre jamais un vrai roman, si jamais on ne lit un poème ? » (2)

Il y a un avenir parce qu’il y a du possible. Dit à l’inverse : s’il n’y a plus de possible, si plus rien n’est possible, si tout est condamné à se répéter indéfiniment à l’identique, il n’y a pas d’avenir. La vie biologique se répète à l’identique : il faut sans cesse recommencer à manger, dormir, se laver, faire le ménage ; les générations se répètent, des enfants sont élevés, grandissent, ont des enfants, qui auront eux-mêmes des enfants, ils meurent, leurs enfants mourront à leur tour, etc. Comme le dit Paul Valéry dans le Cimetière marin : « Tout va sous terre et rentre dans le jeu. » Sommes-nous condamnés à cet éternel retour du même ? Non. Ce qui ouvre du possible et un avenir, ce qui permet donc qu’il y ait de la liberté, ce sont les œuvres d’art qui durent, que nous recevons du passé et que nous avons pour tâche de transmettre. Car plus les racines sont profondes, plus l’avenir est ouvert. C’est cette idée que je voudrais soutenir : pour vivre, nous avons besoin des œuvres d’art héritées du passé. Notre corps n’en a pas besoin, certes, nous pouvons survivre sans passé, ce qu’il y a d’animal en nous (la vie biologique) n’a pas besoin du passé, les plantes et les animaux n’ont pas de passé, mais nous ne pouvons vivre une vie humaine (« bios »), une vie d’homme ou de femme, sans les œuvres dont nous héritons du passé, sans un enracinement dans ce passé. Cet enracinement est un besoin de l’âme, le plus vital de tous les besoins de l’âme.

Où trouver un point d’appui pour notre vie spirituelle ? Où trouver un secours ? Où trouver une inspiration ? Cette source d’inspiration, nous ne pouvons la trouver dans l’avenir, l’avenir ne nous donne rien, il n’existe pas, il n’a rien de réel. Nous y projetons notre imagination et cette imagination ne vaut pas mieux que nous. Cette inspiration, ce secours, ce point d’appui qui ouvrent du possible, nous ne pouvons les trouver que dans le réel.

Le réel est ce qui s’impose à nous, ce que nous ne fabriquons pas, ce qui n’est pas le produit de notre imagination. Ce qui est réel, c’est le passé. Les œuvres du passé nous fournissent une nourriture indispensable. « En nous réchauffant au rayonnement de notre passé, explique Simone Weil, nous pouvons trouver la force de nous préparer un avenir. Il y va du destin de l’espèce humaine. (…) Le passé est une chose qui, une fois tout à fait perdue, ne se retrouve jamais plus. L’homme par ses efforts fait en partie son propre avenir, mais il ne peut pas se fabriquer un passé. Il ne peut que le conserver. (…) La perte du passé équivaut à la perte du surnaturel. Quoique ni l’une ni l’autre perte ne soit encore consommée en Europe, l’une et l’autre sont assez avancées pour que nous puissions constater expérimentalement cette correspondance ». Le passé nous transmet des œuvres qui nous élèvent, nous tirent vers le haut. Nous ne pouvons nous élever nous-mêmes en nous tirant par les cheveux – cela vaut aussi bien pour la vie de l’esprit ! – mais nous sommes élevés, tirés vers le haut par les œuvres belles – si nous leur accordons notre attention.

Car le beau est justement ce que nous pouvons contempler, ce qui arrête le regard, ce qui retient l’attention. D’un point de vue matériel, il n’y a aucune différence entre un tas de pierres et une église romane. Mais un tas de pierre ne retient pas notre attention, alors que l’église romane nous force à nous arrêter. Une œuvre de premier ordre – une fresque de Fra Angelico au couvent San Marco à Florence, la Passion selon saint Jean de Jean-Sébastien Bach, un vers de Racine – ne cesse pas de nourrir notre vie spirituelle : « Ainsi, explique Marguerite Léna, une grande œuvre suspend notre distraction, nous fait changer de niveau d’existence. C’est elle qui prend l’initiative, éveille en nous un regard neuf, incommensurable à tout autre regard. Paul Ricœur souligne, à propos de l’œuvre littéraire, qu’elle se crée elle-même ses lecteurs, se fraie son chemin vers eux, suscite par elle-même son propre vis-à-vis subjectif. » Une grande œuvre me fait advenir comme le sujet de ma propre vie.

Précisons toutefois : si l’œuvre inspire, elle ne paralyse pas. Les œuvres d’art suscitent un avenir imprévisible, un commencement, du nouveau. 

 

Pascal David, o.p., est philosophe.

Il publie Simone Weil, Luttons-nous pour la justice ? Manuel d’action politique (Peuple Libre, 2022).

 

(1) H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961, p. 223. Citation suivante : p. 279

(2) M. Léna, Le Passage du témoin, Parole et Silence, 1999, p. 108. Plus loin : p. 140

 

 

 

Retour