Oser quitter

Le monde est en transformation continue. Cette transformation étant globale, sans point de repère fixe, elle ne se constate pas. C’est en tombant sur une vieille photographie que nous prenons conscience que nous avons tant vieilli. Les relations que nous entretenons avec les autres sont, elles aussi, en transformation continue.

Or, il arrive que l’on ne se rende pas compte qu’une amitié est morte, et qu’elle ne se poursuit que sur sa lancée. Ou que l’attention mutuelle au sein d’un couple s’est transformée peu à peu, silencieusement, en cohabitation difficilement supportable, chacun se repliant sur ses intérêts. Il arrive aussi qu’une relation de couple ou d’amitié se transforme en emprise exercée par l’un sur l’autre. Aucun événement notable n’est venu signaler cette transformation progressive, qui peut aussi bien n’avoir été ni voulue ni anticipée. C’est la situation elle-même qui s’est transformée. Il faut parfois beaucoup de temps, des mois, des années, pour prendre conscience d’une telle transformation. Les souvenirs des commencements venant s’interposer, faire écran, nous n’accédons pas au présent, nous ne prenons pas conscience de cette gêne, de ce malaise, de cette angoisse qui croît au fil des jours. Nous ne sommes pas immédiatement lucides. La lucidité n’est ni l’intelligence ni les connaissances ni la mémoire, mais la capacité à accéder au présent, à ce que nous ne voyons pas parce que nous l’avons sans cesse sous les yeux.

Prendre conscience d’une situation ne va donc pas de soi. Il faut, pour cela, pour voir à travers le présent, pour devenir plus lucide, introduire un écart d’avec ce que l’on vit au quotidien. C’est un écart qui permet d’accéder au présent. S’extraire, par exemple, quelques jours de ce qui fait l’étoffe du présent pour aller ailleurs – une « retraite » dans un monastère, une semaine de marche solitaire, un autre lieu, un autre temps, un désœuvrement. C’est un tel écart qui permet un retour sur l’expérience acquise de telle manière que l’on décoïncide d’avec soi, que l’on acquière précisément de l’expérience ou, pour le dire plus justement, que l’on prend conscience de l’expérience acquise – que l’on gagne en lucidité.

Cela dit, ce n’est pas parce que nous prenons conscience d’une situation oppressante, ou néfaste, ou mortifère, que nous cessons pour autant d’y être englués. Il faut ensuite s’en dégager. Cela est coûteux. Il faut oser. Nous pouvons choisir de nous dégager lentement, en transformant peu à peu la situation de telle manière que nous installons une distance de plus en plus importante. C’est la stratégie de Madeleine, dans le roman de Fromentin : « Par des silences, par des retraites soudaines, par de multiples réticences qui détachaient tout lentement et sans rien briser, on eût dit qu’elle s’appliquait, avec des ménagements extrêmes, à dénouer des liens que la familiarité de nos habitudes avait rendus trop étroits. »

Il y a cependant des cas où il faut savoir trancher, se séparer, couper. C’est une affaire de décision. Oser dire, d’abord, prendre la parole, car il y a des cas où c’est l’absence de parole qui entretient et accroît la souffrance, et un dialogue peut alors permettre, peut-être, à la vie partagée, amicale, amoureuse, intime, de se relancer. Quoi qu’il en soit, d’une manière ou d’une autre, se dégager d’une situation installée. Se dégager intérieurement, par une plus grande lucidité, puis réaménager des manières de vivre. Cela, encore une fois, est coûteux affectivement : tenir ce qui est décidé ne va pas sans secousses intérieures, sans peine voire culpabilité. Ni sans tergiversations. Mais « point de cantiques », il s’agit de « tenir le pas gagné » (Rimbaud). Car vivre est aussi une affaire de dégagement.

Mais que faire lorsqu’une pensée nous occupe l’esprit au point que nous n’arrivons pas à nous en défaire ? En effet, il peut arriver que nous soyons pris par une pensée que nous ne maîtrisons pas. Une telle pensée nous occupe l’esprit, nous n’arrivons pas à la chasser, elle est là sous-jacente alors que nous sommes avec quelqu’un, que nous essayons de lire, de faire la cuisine ou de nous endormir. Plus nous voulons la chasser de notre esprit et plus nous y pensons et moins elle nous laisse tranquille. Ce peut être le remord d’un acte commis, le regret d’un échec passé, la crainte d’un événement possible, une personne qui pour une raison ou une autre obsède l’esprit. Nous comprenons bien que nous ne pouvons pas agir directement sur la pensée elle-même. Mais nous pouvons agir sur notre situation. En transformant notre manière de vivre, nous pourrons parvenir à transformer notre manière de penser.

            La vie est ambiguë. C’est d’ailleurs cela qui fait la vie : qu’elle est ambigüe. Non pas « équivoque », de telle manière qu’il suffirait de clarifier la situation, mais bien « ambiguë », rien n’y étant définitivement tranché, l’amour pouvant basculer dans le mépris, l’indifférence dans l’amour, la joie dans la souffrance et une même situation pouvant être et l’un et l’autre. Il arrive, en effet, que ce soit la même situation, les mêmes personnes qui nous aient fait tant vivre et tant souffrir. Que ce qui a été un lieu de vie devienne au fil du temps un lieu de mort, ou se révèle une impasse. Le reconnaître et s’en dégager ne veut pas dire que l’on renie le passé, ni que l’on n’éprouve pas de gratitude pour le don reçu – une immense gratitude et une vie reçue que l’on garde en soi – mais que vivre au présent n’est pas se laisser sidérer par le passé. Que ce soit une amitié, un amour, une famille, un compagnon, un métier, une activité, un lieu, il y a des dégagements nécessaires afin de rester vivant, vraiment vivant.

            La littérature met en scène de tels dégagements. Cette situation qui fait vivre mais qui aussi bien fait mourir, ce lieu protecteur et nourricier mais qui aussi bien étouffe, la Bible le nomme « Egypte ». L’Egypte de Pharaon sauve les descendants d’Abraham alors que c’est la famine en Israël. Le peuple hébreu est nourri et protégé en Egypte, il y habite. Mais voici que l’Egypte devient une menace pour la vie du peuple, que le malaise, l’angoisse, le péril y adviennent et ne cessent pas d’y croître. Pharaon ne veut pas laisser partir le peuple, et revient à la charge. Alors malgré les tergiversations, les tentations de retour en arrière, les souvenirs heureux qui y sont associés, il n’y a rien d’autre à faire que de se dégager de cette situation et de reconfigurer autrement le présent (1).

Afin de rester vivant, il y a des amitiés, des amours, des familles, des compagnons, des métiers, des activités, des lieux dont il est nécessaire de se dégager.

Achevant l’histoire de son ancien amour pour Madeleine, passion impossible et torturante s’il en est, de ses ambitions littéraires et politiques révolues, enfin dégagé de « ces multiples fils pernicieux qui [l’]enveloppaient d’un tissu d’influences et d’infirmités », Dominique (le héros de Fromentin) évoque un pardon mutuel : « Si personne n’a oublié les événements que je viens de vous raconter, personne ne semble du moins se les rappeler ; le silence que l’éloignement et le temps ont amené pour toujours entre quelques personnages de cette histoire leur a permis de se croire mutuellement pardonnés, réhabilités et heureux. »

Dominique a maintenant près de quarante-cinq ans, il a acquis de l’expérience, il s’est dégagé : « Je vous dirai que ma vie commence. Il n’est jamais trop tard. » (2)

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020)

 (1) Livre de la Genèse (chapitres 39-50) et Livres de l’Exode (chapitres 1-18), Bible de Jérusalem

(2) Eugène Fromentin, Dominique (1862), dans les Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984

 

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