Portez-vous les uns les autres !

Nicolas Poussin, L’Hiver ou le Déluge (détail)

Nul homme n’est une île. Autrement dit, chacun d’entre nous n’existe et ne déploie ses capacités qu’en relation, ouvert aux autres. Si je peux vivre la vie que j’ai choisie, si je peux faire telle ou telle chose, c’est parce que j’ai rencontré telle et telle personnes, à un moment déterminé, qui m’ont permis de m’engager dans telle activité, donner une conférence, écrire un livre, obtenir un emploi, m’ont fait faire des rencontres, parfois décisives, ont fait surgir en moi telle ou telle idée qui a pu orienter ma manière de penser et de vivre.

De manière plus essentielle encore, si je suis vivant, si j’existe, c’est que je suis porté par d’autres. Il y a, bien sûr, les conseils que je reçois, les mots amicaux et réconfortants, mais il y a d’abord le fait que d’autres existent pour moi, que leur existence même me porte. Ou que je les porte en moi. C’est avec eux, avec lui, avec elle, que je marche avec un peu plus d’assurance. Que vivre peut valoir la peine. Ce sont des personnes que je sais pouvoir joindre à tout moment et le seul fait de le savoir est porteur. Lorsque Dominique retrouve Augustin, à Paris : « En lui serrant la main, je sentis que je m’appuyais sur quelqu’un. » Ce dernier incarne la volonté et la persévérance : « Sa vie même était un exemple plus fortifiant que beaucoup de leçons. Quand j’étais bien las, bien découragé, bien humilié d’une lâcheté nouvelle, je venais à lui, je le regardais vivre, comme on va prendre l’idée de la force physique en assistant à des assauts de lutteur. »  (1)

Je propose cette idée : nous vivons portés les uns par les autres. Nous vivons portés par d’autres, et portant d’autres en nous. Ces liens de portance prennent des formes multiples, de la bonne humeur entre collègues à la reconnaissance de mes capacités et de mes besoins ; de l’entreprise ou de l’association – groupe de lecture ou sportif, de défense de telle ou telle cause – à la vie en communauté ; de l’accompagnement spirituel et de l’autorité reconnue à un maître, à la soirée sympathique entre amis  ; de l’amitié jusqu’à l’intime.

Il y a intime lorsque les barrières et les défenses, qui varient mais demeurent dans les relations sociales, se défont et que j’accède à l’Autre. L’Autre est en moi et je suis en l’Autre – l’Autre est en moi plus intérieur à moi-même que moi-même, plus intérieur que ce qu’il y a de plus intérieur : « interior intimo meo » (dit saint Augustin, dans ses Confessions). L’intime n’est pas une stratégie, advient sans qu’on y pense, sans qu’on pense à y penser. On se quitte, du temps se passe, « on se retrouve, et pendant ce temps l’amitié a fait en nous de tels progrès que toutes les barrières sont tombées, toutes les précautions ont disparu, et l’on se découvre « on ne peut plus à l’aise » (entre le narrateur et Dominique). « Cette intimité qui commençait à peine était-elle ancienne ou nouvelle ? » La question n’est pas la bonne. Il n’y a pas eu de commencement, ni d’explication à donner, simplement quelque chose s’est amorcé puis creusé, déployé. Il n’y a plus alors qu’à « fêter jour par jour l’anniversaire d’une amitié qui n’avait plus de date ». Ce qu’il y a de plus profond en moi rejoint ce qu’il y a de plus profond en l’autre, en un même fonds sans fond, de telle manière qu’une épreuve vécue par l’un nous atteint « tous les deux à la fois et presque dans le même sens » et Madeleine souffre « en devinant que je pouvais souffrir » (la scène de la distribution des prix). Il y a pénétration de l’un dans l’autre, de telle manière qu’advient un « vivre à deux ».

Vivre, donc, ou pour mieux dire « exister », c’est aller vers l’Autre et laisser l’Autre venir en soi. Cela dit, je ne crois pas, d’expérience, me faire de la portance une notion naïve.

En effet, il y a des liens fondés sur le besoin vital. Une dépendance s’installe. Je ne peux pas ne pas l’appeler, son absence d’une heure, de quelques jours est trop dure à vivre et laisse désemparé. Ou bien c’est la crainte de l’abandon. « Toutes sortes de mécanismes, note Simone Weil, peuvent nouer entre êtres humains des liens d’affection qui aient la dureté de fer de la nécessité. » (2) Il y a des amitiés fusionnelles qui deviennent des jeux de miroirs et des prisons, dont il faut pouvoir se dégager – cela se constate parmi les élèves de lycée. L’amitié ne va pas sans respect de la distance et du consentement. La portance n’est pas la confusion.

Il y a encore ces liens fondés sur la culpabilité : je lui ai fait telle ou telle chose, je veux me racheter, alors je me dévoue sans mesure, et je deviens dépendant d’un tel dévouement, oscillant entre culpabilité et nécessité vitale. A la culpabilité peut s’associer le sentiment (inconscient) de toute-puissance : il m’appelle, mais si je ne réponds pas… il est peut-être dans une situation de détresse. Et donc si je ne réponds pas, je serai coupable. Ou j’anticipe cette culpabilité. Et je réponds. Si l’on a tendance à imaginer le pire, le détonateur est d’autant plus puissant. Appeler l’autre sans cesse pour savoir comment il va et pour le réconforter, c’est aussi le maintenir dans un rapport de dépendance affective dont on deviendra soi-même peu à peu dépendant. La dépendance sera réciproque et, si l’imagination du pire s’emballe, si la culpabilité s’en mêle, cela peut aller jusqu’à l’aliénation. La portance n’est pas la dépendance. La littérature décrit et permet de comprendre comment un bien se transforme en nécessité. Molière, dans L’École des femmes ou Racine dans Phèdre, Balzac : Eugénie Grandet, Le père Goriot, Le Lys dans la vallée, ou encore Dominique, roman de l’ambiguïté de l’amour, entre conquête et détresse, mais aussi de l’intime, du paysage intime, de l’intimité de l’Autre comme la pointe extrême de la portance permettant le plus sûrement d’exister.

Accueillir ce que l’autre a à dire. Ne pas immédiatement superposer une parole à la sienne : « Tu te trompes… tu dis ça parce que tu es de gauche… ce n’est pas si grave… bien sûr que tu vas t’en sortir… » Il est difficile d’écouter l’autre en se vidant de soi. Mais ne pas non plus vouloir porter ce que l’autre porte : « Comment puis-je encore oser être heureux après avoir entendu cela ? etc. » Accueillir vraiment l’autre. Ne pas vouloir pour autant porter sa vie à sa place. Entendre le tourment, oui, mais jusqu’où la plainte doit-elle être écoutée ? Le besoin de consolation est infini. A chaque fois, trouver la bonne distance. Bonne distance afin de ne pas faire porter à l’autre son fardeau, bonne distance afin de ne pas se laisser écraser par le fardeau de l’autre. – Vouloir porter quel qu’en soit le prix : c’est ainsi que l’on peut interpréter la destinée de l’abbé Donissan dans le roman de Bernanos (Sous le soleil de Satan).

La bonne nouvelle, c’est que toute relation est vivante, et ne cesse d’évoluer. Et qu’il est toujours possible de faire appel à un tiers, quelqu’un qui va aider à sortir d’une situation aliénante et mortifère, qui va nous porter et nous tirer. C’est cela aussi, la portance. Un sujet est un porteur, exerce une fonction de portance (une famille ou communauté aussi).

Ce qui est plus facile à dire qu’à faire. Si l’on vit sous le même toit que l’autre par exemple. Une femme est mariée depuis des années avec un homme à la violence insidieuse, verbale, humiliante, jamais physique. Elle ne travaille pas, a élevé les enfants du couple, vit du même réseau social que son mari, a cru de toutes ses forces au mariage pour toute la vie. Il sera difficile de s’en sortir. Il lui faudra trouver des « porteurs » sur lesquels s’appuyer pour se tirer hors de cette relation aliénante. Si la culpabilité est une prison, l’amour – mais est-ce vraiment d’amour qu’il s’agit ? – peut en être une autre : aimer jusqu’à se laisser détruire. Car ce n’est pas la situation matérielle qui retient le plus fortement, c’est le lien affectif, le lien de dépendance qui peut, encore une fois, prendre les formes de la culpabilité et du dévouement. Il en va là comme toujours : ce qui est le plus vivant peut se révéler aussi bien le plus mortel.

C’est le beau risque qu’il y a à vivre, à oser vivre.

Pascal David est philosophe 

 

Note : Cette chronique est la vingt-cinquième (depuis février 2021). Toutes les chroniques de la quinzaine sont à retrouver sur le site du Collège Supérieur (Lyon). Les remarques, prolongements ou objections des lecteurs sont les bienvenus (adresser à communication@collegesuperieur.com).

 

(1) E. Fromentin, Dominique, dans les Œuvres complètes, Gallimard, « la Pléiade », 1984

(2) S. Weil, « Amitié » dans les « Formes de l’amour implicite de Dieu », dans les Œuvres complètes, Écrits de Marseille, tome IV, volume 1, Gallimard, 1994, p. 328

 

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