Prendre soin de son âme a-t-il encore un sens ?

Pour diagnostiquer le présent

Jacques-Louis David, La Mort de Socrate
© Jacques-Louis David, La Mort de Socrate

« Nous savions tout cela. Et pourtant, paresseusement, lâchement, nous avons laissé faire. Nous avons craint le heurt de la foule, les sarcasmes de nos amis, l’incompréhensif mépris de nos maîtres. Nous n’avons pas osé être, sur la place publique, la voix qui crie, d’abord dans le désert. Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers. Puissent nos cadets nous pardonner le sang qui est sur nos mains ! »

Marc Bloch, L’Etrange défaite, en 1940

 

Prendre soin de son âme a-t-il encore un sens ?

« On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. »

La phrase est de Bernanos, en 1945 (dans La France contre les robots). 1945 ! Georges Bernanos a saisi là un caractère essentiel de l’époque actuelle. Toute culture propose peu ou prou une conception de l’homme et de sa perfection. Cette conception peut bien ne pas être explicite, elle oriente les manières de vivre. Aller vers cette perfection passe par un travail de soi sur soi – une transformation de soi qui engage un rapport à soi, un rapport aux autres et un rapport à la Terre.

Ce qui caractérise notre civilisation « moderne », c’est qu’elle a aboli toute intériorité. De la manière la plus raffinée : l’intériorité est un « mythe », l’homme est « neuronal » (1), tout n’est qu’une question de processus électriques et chimiques dans le cerveau. Ou de la manière la plus vulgaire : c’est à qui a la plus grosse voiture ou la montre la plus chère, signes irréfutables d’une « vie réussie  ». Pour nous, modernes, le critère de réussite – ou de distinction – est uniquement extérieur. Il faut avoir, par sa profession, une place valorisée dans la hiérarchie sociale, il faut avoir des « réseaux » – être sur les réseaux sociaux, accroître son nombre de « vues », d’« amis » ou de « followers » – et il faut avoir des biens matériels. Ces biens matériels se mesurent assez aisément à l’aune d’un critère simple : l’argent. L’argent mesure tout, égalise tout, normalise tout. « C’est cette universelle négociation qui a fait cet universel avilissement. » (Péguy, Note conjointe sur M. Descartes)

Jusqu’à l’absurde. Un tableau, peint vers 1500, porte le titre de Salvator Mundi. Il a été vendu en 2017 pour la somme de 450 millions de dollars (400 millions d’euros). Ce qui en fait le tableau « le plus cher du monde » comme les journalistes aiment à le répéter. Ce tableau a été vendu à ce prix parce qu’il a été attribué récemment à Léonard de Vinci. Voici maintenant que les experts penchent plutôt pour l’un de ses disciples. Sa valeur s’effondre. Mais peut-être qu’une partie est de Léonard tout de même. Et il reprend aussitôt de la valeur. S’il était toutefois d’un peintre inconnu ? Il ne vaudrait alors pas plus que quelques dizaines de milliers de dollars. Dans tous ces cas de figures, c’est de la même œuvre qu’il s’agit ! Non seulement, on attribue un prix à une œuvre d’art, qui se trouve ainsi mesurée, comparable à n’importe quel objet, mais ce n’est pas à l’œuvre qu’est attribuée une valeur, puisque cette valeur dépend de l’artiste, dépend de celle que l’on attribue à tel ou tel peintre. « Nous agissons comme des escrocs qui remplacent le Credo par le Crédit et la foi par toutes sortes de manigances fiduciaires. » (Paul Claudel) (Il y a des gens qui « ont des valeurs », comme ils disent : « moi, j’ai des valeurs ! ». Rien de plus abject que les valeurs, une question de fric.)

L’homme s’est peu à peu effacé comme à la limite de la mer un visage de sable. Il n’y a plus que le social et ses effets de surface. C’est là l’unique impératif catégorique et le critère de toute vie réussie : apparaître dans l’espace social. Être, c’est être perçu. Aller à telle mondanité pour « y être vu ». Et cacher ce qui n’est pas « tendance » (les vieux dans les Ehpad). Avoir. Avoir et exploiter. Consommer sans se soucier des circuits par lesquels tel objet m’arrive entre les mains, ou tel plat dans mon assiette. Passer des heures et des heures sur les réseaux sociaux ou regarder des « séries ». En série. Et ne jamais trop s’attacher ni s’engager.

Notre époque est peut-être la première dans l’histoire où les critères de distinction et d’accomplissement de soi relèvent uniquement de critères extérieurs. Bernanos l’avait vu dès 1945. A l’instar de Charles Péguy ou de Simone Weil, il est l’une des grandes voix du diagnostic du présent.

Simone Weil, justement (en 1943) : « Nous savons très bien qu’après la guerre, l’américanisation de l’Europe est un danger très grave, et nous savons très bien ce que nous perdrions si elle se produisait. (…) Il y va du destin de l’espèce humaine. Car de même que l’hitlérisation de l’Europe préparerait sans doute l’hitlérisation du globe terrestre, de même une américanisation de l’Europe préparerait sans doute une américanisation du globe terrestre. Le second mal est moindre que le premier, mais il vient immédiatement après. » (2) Le propos peut paraître provoquant. Ce que veut dire Weil, c’est que, dans les deux cas, c’est un passé plusieurs fois millénaire, un passé porteur d’une culture, d’une spiritualité qui serait perdu. Cela prend notamment la forme d’une hypertrophie de la technique, des machines, des objets, qui fait que Bernanos, encore lui, parle du risque d’américanisation de l’Europe en termes de « diabète mécanique » (La liberté, pour quoi faire ?).

L’importation récente, en France, de débats nord-américains et de revendications sectorielles oblige à prendre au sérieux, bien qu’autrement, un tel risque d’américanisation.

On le devine, les racines de la catastrophe (dite « écologique ») sont spirituelles. C’est d’abord un enjeu spirituel : une manière d’habiter la Terre et de considérer l’humain. Cet enjeu est d’ailleurs compris par nombre de celles et ceux qui ont été ébranlés par la catastrophe et qui cherchent une autre manière de vivre, des milieux favorables au développement de l’âme, dans des communautés qui s’inventent un peu partout en France, hors des métropoles, selon d’autres fondements que ceux de nos sociétés modernes : une « solidarité des ébranlés » (Patočka).

La réussite sociale ne saurait être le but ultime d’un être humain. Un être humain, c’est un désir que rien ne vient combler. Il y a au centre du cœur de tout être humain un désir de bien absolu, un désir de justice qui ne se satisfait pas de la course au profit et des rapports de force qui font la société – et dans lesquels il est entièrement pris s’il n’oriente pas son regard, son attention, son désir vers un tel bien. Le bien incommensurable est le seul fondement de la dignité reconnue à tout être humain, de toute fidélité et d’un ordre social qui laisse à chacun la possibilité de prendre soin de son âme. Il se donne à nous dans les œuvres d’art de premier ordre, dans la beauté de la Terre, dans les manifestations de la justice. On y accède ni par la volonté, ni par l’intelligence, mais par l’attention et le désir.

Ce bien rayonne autour de celui qui y accorde son attention et son désir. Nous le savons tous : un bien qui m’est fait – un simple sourire ou une porte retenue – m’incite à faire de même et il y a des êtres dont la qualité d’existence et d’intériorité élève et oriente vers le bien. « Il n’y a que par l’entrée dans le transcendant, le surnaturel, le spirituel que l’homme devient supérieur au social. Jusque-là, en fait, et quoi qu’on fasse, le social est transcendant par rapport à l’homme. » (3)

Depuis la première fois où je l’ai entendu – c’était il y a longtemps, un mois d’août, j’étais installé sur une terrasse, sous un châtaigner, dans les Cévennes, j’entends encore l’interpellation du vieux Socrate : « Quoi ! cher ami, tu es athénien (ou parisien), citoyen d’une ville qui est plus grande, plus renommée qu’aucune autre par sa science et sa puissance, et tu ne rougis pas de donner tes soins à ta fortune, pour l’accroître le plus possible, ainsi qu’à ta réputation et à tes honneurs ; mais quant à ta pensée, à ta vérité, à ton âme, qu’il s’agit d’améliorer, tu ne t’en soucies pas, tu n’y songes pas ! » (4)

(1) Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal, Fayard, 1983. Voir aussi La nature et la règle. Ce qui nous fait penser, dialogue entre Paul Ricœur et Jean-Pierre Changeux, Odile Jacob, 1998 ; et Francis Wolff, Notre Humanité. D’Aristote aux neurosciences, Fayard, 2010

(2) Simone Weil, « A propos de la question coloniale dans ses rapports avec le destin du peuple français », Œuvres complètes, Gallimard, 2019, tome V, vol. 1

(3) Simone Weil, Œuvres complètes, Gallimard, 1997, tome VI, vol. 2, Cahier VI. On retrouvera les idées ici proposées dans Simone Weil, Luttons-nous pour la justice ? Manuel d’action politique, Peuple Libre, 2017, et dans Pascal David, Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe, Peuple Libre, 2020

(4) Platon, Apologie de Socrate, 29 d-e

 

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020)

 

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