Quand tout s'effondre

Une petite catastrophe

Nos vies sont traversées par des catastrophes. Cela peut être un accident de voiture qui empêche définitivement de marcher et oblige à tout réenvisager. Cela peut être une rupture soudaine, après une trahison. Ou encore, lorsque des parents apprennent que leur enfant est atteint d’une maladie qui va demander beaucoup d’attention et handicaper sa croissance. Il y a aussi de « petites catastrophes » : se planter un couteau dans la main ou faire un malaise, et partir en urgence à l’hôpital pour plusieurs heures. Se faire insulter dans la rue ou être atteint par un propos d’un proche, et en rester blessé de telle manière que le malaise met plusieurs jours à s’estomper. Apprendre une nouvelle qui oblige à renoncer à ce que l’on avait prévu, que ce soit pour les vacances après un souci de santé, ou un voyage annulé.

Le retentissement d’une catastrophe n’est pas mesurable objectivement. Il dépend des personnes et des moments. Un propos à nous adressé peut glisser sans nous atteindre ou nous faire souffrir inconsidérément.

Une catastrophe n’est pas nécessairement un mal, ou un malheur. Elle peut même se révéler, une fois le coup encaissé, une opportunité ou la source d’une joie profonde. Ce qui caractérise une catastrophe, c’est qu’elle vient rompre le cours habituel du temps en échappant à notre maîtrise. En effet, nous avançons moment après moment, faisant se succéder les activités, nous projetant dans l’avenir, pour la journée aussi bien que pour une activité à plus long terme, trouvant là un équilibre satisfaisant. Et cet équilibre se rompt. D’un seul coup, sans crier gare, une part de notre capacité à vivre s’effondre. Une catastrophe provoque un effondrement intérieur.

Il faut alors patauger, tâtonner, se reprendre pour essayer de trouver un nouvel équilibre. Cela peut prendre quelques heures comme cela peut aussi bien durer une décennie. Il y a des catastrophes que l’on subit, comme lorsque l’on apprend qu’on est licencié de son entreprise, ou que l’on perd l’enfant que l’on porte dans son ventre, ou bien une dépression ; des catastrophes dont on peut être responsable, ou se sentir responsable, lorsque l’on est la cause d’un accident par exemple. Ou bien encore des catastrophes que l’on provoque : lorsque l’on décide de quitter un compagnon ou de se séparer d’un salarié.

Nos vies sont donc traversées de catastrophes. Que l’on en soit à l’origine ou non ne change rien à l’affaire. Il faut les affronter. Celui qui a délibérément fait souffrir quelqu’un aussi bien que celui qui apprend qu’il est atteint d’une maladie génétique ou que celui qui voit sa maison et toute sa vie emportées par une coulée de boue. Le cours habituel de la vie a cédé. L’effondrement nous atteint (bien qu’à chaque fois dans des proportions différentes) dans notre corps, dans notre vie psychique, dans nos relations aux autres. Revenir sans cesse par l’imagination au moment qui a précédé et imaginer un autre scénario est épuisant, paralysant et stérile. On peut alors être tenté par le désespoir. Un harcèlement, un mal de dos qui cloue au lit, une solitude, et l’on imagine que cela va durer indéfiniment, que l’on ne s’en sortira jamais. Une « petite catastrophe » peut avoir une grande répercussion en ce sens qu’elle fait prendre conscience de la vulnérabilité des vies que nous bâtissons. Vies des corps, vies psychiques, vies sociales : que le malheur nous atteigne ou non, il est inscrit au cœur de nos existences (1). 

Il y a des personnes qui vivent sans le savoir, et d’autres qui vivent avec la conscience vive de ce malheur. Il y a des personnes qui sont peu atteintes par le malheur des autres, d’autres qui s’en retrouvent ébranlées. Lorsqu’une catastrophe nous atteint, et quelle que soit la profondeur de l’effondrement, il nous faut accepter de ne pas maîtriser cela qui nous arrive. Il nous faut trouver dans ce que nous avons de vie en nous des ressources, aussi minimes soient-elles à un moment donné, pour nous dégager de nous-mêmes et aller vers – vers la beauté du monde et des œuvres, vers des êtres qui nous accordent une réelle attention, une « main amie » (Rimbaud), vers de l’Autre enfin, de telle manière qu’une existence soit encore possible. Car c’est lorsqu’il y a de l’Autre que l’existence est possible, pour autant qu’exister, c’est être tendu vers un Autre (ex-sistere, sortir de soi).

Et, en effet, un effondrement peut se révéler salutaire.

Il y a des vies qui s’enlisent dans des habitudes ou se construisent à la surface d’elles-mêmes, polarisées par une carrière professionnelle ou aliénées dans l’image d’une famille réussie. Une catastrophe peut alors venir de telle manière qu’elle invite à reconsidérer des habitudes, des priorités installées, qui peuvent aussi bien ne pas même avoir fait l’objet d’une décision. Un effondrement peut dégager, de ce qui encombrait sans qu’on le sache, la capacité à exister. Alors que le couple ou l’amitié s’enlisent, une catastrophe provoque un effondrement qui contraint à décider de se séparer ou de reprendre autrement et d’approfondir une rencontre qui ne cesse pas de rencontrer. Ou bien avec un enfant. Ou bien dans la manière dont on envisage sa participation à la vie sociale et professionnelle, sa manière d’habiter le monde, d’être présent aux autres.

Je saisis alors ce qu’il y a d’inouï dans l’acte même de vivre, d’être vivant. D’être là, présent au monde et aux autres. Je m’éprouve vivant de cette vie à tout moment reçue. Un corps, un esprit qui, passé quarante ans, n’ont pas encore cédé. J’éprouve alors de la gratitude.

Peut-être que toute catastrophe peut se révéler salutaire. Peut-être. Y compris lorsque tout s’effondre. Que c’est le tout de la vie qui s’effondre, vie du corps, vie psychique, vie sociale. Peut-être. Et peut-être seul un Autre peut alors venir nous sauver (2).

Mais, pour les autres, peut-on vivre sans trembler ?

 

Un mot encore. J’ai relu, à la fin du mois de décembre, les Illusions perdues de Balzac, puis j’ai poursuivi avec Houellebecq, Anéantir (Flammarion). Deux romans volumineux (700 ou 800 pages), le premier (écrit entre 1836 et 1843) se passant pour l’essentiel en 1821-1822 et le second en 2026-2027. Deux œuvres romanesques qui s’attachent à décrire les ressorts des sociétés dont les auteurs sont les contemporains. A partir du journaliste pour le premier, de la médicalisation de la fin de vie pour le second. Dans les deux cas à partir d’une documentation dont il est rendu compte. Il s’agit toujours de l’extension du domaine de la lutte et de la sortie du christianisme : misère de l’homme sans Dieu. Les deux romans sont marqués par l’opposition entre Paris et la Province – Angoulême, le Beaujolais. Les échos sont multiples.

Mais c’est d’amour, au fond, qu’il est question : comment l’amour peut-il advenir dans des sociétés qui broient les êtres humains ? Ce sont des couples qui font face : David et Ève, son frère Lucien et Coralie (Balzac), Prudence et Paul, son frère Aurélien et Maryse. C’est loin de Paris que l’intime est possible et, à ce titre, le couple formé par Cécile et Hervé (Houellebecq), les difficultés sociales qu’il rencontre, rappelle inévitablement Ève et David. De Balzac, il est d’ailleurs question dans Anéantir (p. 481), qui est aussi un roman d’apprentissage : « Je suppose que jusqu’à présent, j’ai réussi à conserver certaines illusions sur le monde. Enfin, je sais que ce sont des illusions. » (p. 468)

 

Pascal David est philosophe 

Dernier ouvrage publié  : Simone Weil, Luttons-nous pour la justice ? Manuel d’action politique (Peuple Libre, 2022)

 

(1) C’est dans ce sens que va la réflexion de S. Weil, notamment dans « L’amour de Dieu et le malheur » (1942), texte publié dans le recueil Attente de Dieu et repris dans les Œuvres complètes, Écrits de Marseille, tome IV, volume 1, Gallimard, 1994.

(2) Savons-nous les œuvres qui nous inspirent et nous portent ? C’est après avoir écrit cette chronique que je pense à Catherine Chalier, et j’y renvoie : La nuit, le jour. Au diapason de la création (Seuil, 2009) ; Présence de l’espoir (Seuil, 2013) ; Lire la Torah (Seuil, 2014), Mémoire et pardon (éditions François Bourin, 2018) ; Découvrir la gratitude. Au risque de l’asymétrie (Bayard, 2020) ; Comme une clarté furtive. Naître, mourir (Bayard, 2021)

 

 

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