Simone Weil, l’attention au réel

Paul Cézanne, "La Montagne Sainte-Victoire"

Dans cette situation qui est la nôtre, et qui a fait déjà l’objet de plusieurs descriptions, par esquisses successives (1), il y a tout intérêt à relire Simone Weil. En effet, il y a dans l’œuvre laissée par cette philosophe des ressources pour affronter les enjeux de notre présent.

Simone Weil (1909-1943) est une philosophe française qui, tout au long de sa courte vie, a cherché le contact avec le réel. Cela suppose un travail de transformation de soi pour cesser de considérer le monde selon ses désirs, ses intérêts et son imagination pour prêter attention au réel. Car, spontanément, nous « lisons » les événements du monde en nous plaçant au centre de la perspective. Nous nous sentons concernés par ce qui arrive à côté de nous et de moins en moins concernés au fur et à mesure que ces événements s’éloignent dans le temps et dans l’espace. Par exemple, si je perds un livre auquel je tiens, j’en serais affecté, si j’apprends qu’un parent ou qu’une amie est hospitalisé pour une maladie grave, j’en serai bouleversé, alors que si cela concerne quelqu’un avec lequel je n’ai pas de lien immédiat, je ne me sentirais pas concerné. Je peux être beaucoup plus peiné parce que mon train arrive avec une demi-heure de retard et que je manque un rendez-vous ou parce que je me casse une jambe que par l’information qui m’apprend qu’un accident industriel au Bangladesh a causé la mort d’une centaine de personnes ou par la torture infligée à un esclave romain au Ier siècle. C’est cela la perspective : à proportion de son éloignement dans l’espace ou dans le temps, le réel perd pour « moi » de sa réalité. Accéder au réel, c’est renoncer à soi, renoncer à tout lire à partir de son moi : « perdre la perspective ».

Des témoignages rapportent que Simone Weil était bouleversée par le malheur des hommes et qu’elle avait « un cœur capable de battre à travers l’univers entier » (2). Elle l’a d’ailleurs montré tout au long de son existence, dans un souci constant des autres, franchissant les frontières sociales, allant à la rencontre des personnes les plus méprisées de la hiérarchie sociale, donnant l’essentiel de son salaire de professeur pour les chômeurs ou les syndicats défendant les intérêts des ouvriers – et cette compassion l’a épuisée jusqu’à en mourir. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’elle aurait mieux fait de « gérer sa carrière » et d’entretenir son « capital santé ». L’inspiration et la vie nous viennent à la mesure de notre dessaisissement.

« En mettant à part ce qu’il peut m’être accordé de faire pour le bien d’autres êtres humains, pour moi personnellement la vie n’a pas d’autre sens, et n’a jamais eu au fond d’autre sens, que l’attente de la vérité », écrit-elle en 1943 dans une lette à son ami Maurice Schumann. La vérité se reçoit. En effet, ce n’est pas « moi » qui fais que 2 + 2 = 4. Ce n’est pas « moi » qui fais la vérité d’une démonstration mathématique. Au contraire, c’est alors que je renonce à « moi » que la démonstration (vraie) se donne. En revanche, si je me trompe, c’est bien « moi » qui laisse une trace dans la (fausse) démonstration. Si l’on se trompe, explique Simone Weil, c’est que l’on a voulu aller trop vite, que l’on a voulu chercher, et ce n’est pas la bonne attitude. Il s’agit de faire porter son attention « à vide » et d’attendre (comme lorsque l’on s’arrête et que l’on attend sans penser à rien pour laisser revenir une idée oubliée que l’on avait à l’esprit l’instant précédent) : « Toutes les absurdités dans la solution des problèmes de géométrie, toutes les gaucheries du style et toutes les défectuosités de l’enchaînement des idées, tout cela vient de ce que la pensée s’est précipitée hâtivement sur quelque chose, et étant ainsi prématurément remplie n’a plus été disponible pour la vérité. La cause est toujours qu’on a voulu être actif ; on a voulu chercher. On peut vérifier cela à chaque fois, pour chaque faute, si l’on remonte à la racine. Il n’y a pas de meilleur exercice que cette vérification. Car cette vérité est de celles auxquelles on ne peut croire qu’en les éprouvant cent et mille fois. Il en est ainsi de toutes les vérités essentielles. Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés, mais attendus. Car l’homme ne peut pas les trouver par ses propres forces, et s’il se met à leur recherche, il trouvera à la place des faux biens dont il ne saura pas discerner la fausseté. » La vérité n’est pas « personnelle », n’est pas une « opinion », elle est au contraire dans un mouvement d’ouverture à l’impersonnel.

Je n’ai pas, en tant qu’être humain, de droits à défendre (les miens), mais une obligation : tout faire pour que l’autre femme, l’autre homme vive. J’ai pour obligation de satisfaire les besoins du corps et de l’âme des êtres humains afin qu’ils ne soient pas entravés dans leur désir du vrai et du bien. Simone Weil expose ces « besoins de l’âme » dans L’Enracinement (3) : la liberté mais aussi l’obéissance, l’égalité mais aussi la hiérarchie, la sécurité mais aussi le risque, la propriété privée mais aussi la participation aux biens collectifs, la vie collective mais aussi la solitude et le silence, la liberté d’expression mais aussi la vérité. D’autres encore. Cette liste met en tension des besoins contraires. Les besoins introduisent une mesure dans nos revendications, une limite.

Enfin, l’enracinement dans des milieux. Un être humain a une racine par sa participation à l’existence d’une communauté « qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir ». Chaque être humain a besoin « de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie » (4). Un milieu porte les œuvres du passé, les œuvres d’art qui cristallisent un bien. La culture est « éco-logique ». Un milieu désigne une communauté, c’est-à-dire des êtres humains entretenant entre eux des rapports organisés, désigne ce qui porte et transmet les trésors du passé, une conception de la destinée humaine aussi. Un milieu est un terrain de vie habitable ou un paysage : défait l’opposition entre « nature » et « culture ». Les milieux se doivent d’être entretenus et défendus : des ZAD (« zones à défendre »).

Un milieu à la fois enracine et fait accéder à la beauté du monde. La pensée de Simone Weil comprend une dimension cosmologique décisive pour une pensée écologique : il s’agit de réinscrire les hommes dans un ordre du monde. La science ne doit pas être séparée de la contemplation, les lois de la nature de la beauté du monde. Le beau retient l’attention, arrête le regard. Le beau est ce qu’on peut désirer que cela soit tel que c’est. La beauté permet de consentir à la nécessité et à ce qui est. La nécessité s’étudie et se contemple et l’éducation devrait avoir pour objet essentiel d’augmenter la sensibilité à la beauté du monde. Le travail physique est aussi un contact avec la beauté du monde en ce qu’il soumet à la nécessité, le travailleur portant « dans sa chair comme une épine la réalité de l’univers ».

Faire attention à la beauté du monde. « Combien de fois la clarté des étoiles, le bruit des vagues de la mer, le silence de l’heure qui précède l’aube viennent-ils vainement se proposer à l’attention des hommes ? Ne pas accorder d’attention à la beauté du monde est […] un crime d’ingratitude […] puni par le châtiment d’une vie médiocre. »

 

Pascal David, o.p., est philosophe

 

Note. Dans quels cas faut-il accepter la guerre ? S. Weil renonce au pacifisme après l'entrée d'Hitler dans Prague, le 15 mars 1939. C'est une philosophe qui a pensé et vécu la guerre. Ses textes sur la guerre des années 1938 et 1939 ont été rassemblés par Pascal David dans Simone Weil, Désarroi de notre temps et autres fragments sur la guerre, Peuple Libre, 2018. Ils éclairent puissamment la situation présente.

(1) Voir en particulier les chroniques suivantes : # 1 « La fin du monde est une bonne nouvelle » ; # 5 « Il faut voir ce que l’on voit » ; # 14 « De quoi avons-nous besoin ? » ; # 15 « Vivre d’une Terre » ; # 23 « Situation de la France »

(2) Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, 1958, p. 236-237. La biographie de référence est celle de Simone Pétrement, La Vie de Simone Weil (Fayard, 1997)

(3) Les écrits de S. Weil sont pour l’essentiel disponibles dans les Œuvres complètes (Gallimard). On pourra commencer par l’un de ces recueils : Attente de Dieu (Fayard ou Albin Michel), La Condition ouvrière (Gallimard), Simone Weil. Luttons-nous pour la justice ? Manuel d’action politique (Peuple Libre)

(4) On trouvera les textes de S. Weil sur les besoins de l’âme et les milieux dans P. David, Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020)

(5) On pourra entrer dans la pensée de S. Weil guidé par Joseph-Marie Perrin, Mon dialogue avec Simone Weil (Nouvelle Cité, 1984), R. Chenavier, Simone Weil. L’attention au réel (Michalon, 2009), J.-M. Ghitti, Passage et présence de Simone Weil. État des lieux (Kimé, 2021), M. Vetö, La métaphysique religieuse de Simone Weil (L’Harmattan, 1997) ou E. Gabellieri, Penser le travail avec Simone Weil (Nouvelle cité, 2017)

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