Situation de la France

« Notre époque n’est pas la première dans l’histoire où le sentiment dominant soit le désarroi, l’anxiété, l’attente d’on ne sait quoi. On peut dire, sans crainte d’exagérer, que l’humanité dans notre petit coin d’Europe qui depuis si longtemps domine le monde, traverse une crise profonde et grave. Les grandes espérances héritées des trois siècles précédents, espoir d’une diffusion progressive des lumières, espoir d’un bien-être général, espoir de démocratie, espoir de paix, sont en train de s’effriter à une cadence rapide. Nous sommes placés dans des conditions de vie telles que le désarroi touche et corrompt tous les aspects de la vie des hommes, toutes les sources d’activité, d’espérance et de bonheur. La vie privée, dans son cours quotidien, se détache de moins en moins de la vie publique, et cela dans tous les milieux. Aujourd’hui, ce sont les conditions durables de notre existence qui nous empêchent de trouver dans la vie quotidienne des ressources morales indépendantes de la situation politique et sociale. Le sentiment de la sécurité est profondément atteint. On a vu une crise économique ôter dans plusieurs grands pays à toute une jeune génération toute espérance de pouvoir jamais entrer dans les cadres de la société, gagner de quoi vivre, nourrir une famille. » (1)

Chaque phrase de ce qu’écrit la philosophe Simone Weil ici, en 1938, raisonne avec ce que nous vivons aujourd’hui (excepté que l’Europe ne domine plus le monde autrement qu’en ayant imposé sa langue, sa science, sa chronologie) : le désarroi, l’anxiété, l’attente, mais sans savoir quoi. Le sentiment d’insécurité. Les répercussions de la crise financière de 2008, puis de la crise économique accélérée par la crise sanitaire, depuis 2020. La catastrophe écologique. La vie privée qui se détache de moins en moins de la vie publique. – La fin des « grandes espérances » : extension du domaine de la lutte à tous les aspects de l’existence (2).

Cela fait maintenant près de cinq décennies qu’il est question de « la crise ». Ce mot ne cesse pas de revenir dans les conversations et le débat public. La crise est pétrolière, économique, financière, sociale, éducative, sanitaire, écologique… Elle est d’abord éthique. Elle concerne le rapport à autrui et elle ne cesse pas de s’aggraver. Elle concerne aussi bien les liens des humains entre eux que les liens que nous entretenons avec les non-humains. Le Covid l’a à la fois manifesté et exacerbé.  

Pour affronter « la crise », une réflexion philosophique est nécessaire. Car des manières biaisées ou convenues de poser les problèmes nous entraînent dans de faux débats, débats dans lesquels nous pataugeons et nous enlisons. Il nous faut mener une réflexion sur notre conception de la grandeur. Qu’est-ce qui, dans notre histoire, se présente comme un bien – quelles œuvres, quelles actions, quelles vies – et peut, à ce titre, être admiré sans réserve ? La Modernité a valorisé l’expression de la force, aussi bien sur le plan militaire que sur le plan économique et social. « Réussir », c’est conquérir et s’affirmer. Les racines de cette valorisation de la puissance sont métaphysiques. Comment considérons-nous la vulnérabilité qui est celle de tout être humain ? Quelle place accordons-nous à l’argent dans notre organisation sociale ?

L’apologie de la force et le culte de l’argent ont déraciné les êtres humains. Il nous faut reconstruire des milieux où les femmes et les hommes puissent trouver des ressources pour vivre. Un milieu est une communauté qui garde vivantes des ressources héritées du passé. Un milieu tisse des liens entre les humains et les non-humains. La France est un milieu, mais aussi bien une région, un village, l’Europe, un syndicat, une association. Chaque être humain s’inscrit dans plusieurs milieux. Chaque milieu, dans sa singularité, s’ouvre sur les autres milieux de telle manière qu’advient du commun qui ne soit pas du semblable. Il sait aussi quelles sont ses frontières (3).

Par ailleurs, il nous faut nous interroger sur le sens du travail et, plus généralement, sur les liens que nous entretenons avec la Terre. Que veut dire « travailler » lorsque le travailleur n’est plus confronté à de la matière mais à des écrans ? La Terre à laquelle nous appartenons tend à être réduite au statut d’objet compréhensible, manipulable, utilisable et cette Terre croule sous les objets fabriqués, utilisés, jetés. Comment penser à nouveaux frais le travail, travail intellectuel aussi bien que manuel, et les deux ensembles, afin d’aménager une Terre habitable pour toutes et tous ? 1992 est une date symbolique. Cette année-là, le 31 mars, l’usine Renault de Boulogne-Billancourt ferme définitivement et, quelques jours plus tard, le parc de loisir Euro Disney (maintenant Disneyland Paris) est inauguré. Et 75 % des français de moins de 35 ans se sont rendus au moins une fois dans ce parc de loisir d’origine américaine. Pour comprendre un tel basculement, il est intéressant de lire le roman de Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux (Actes Sud, 2018) qui raconte l’histoire de jeunes de différents milieux sociaux, au cours de quatre étés (1992, 1994, 1996 et 1998, l’année de la coupe du monde de football) dans une petite ville de l’est de la France. Il faut ajouter que le quinquennat d’Emmanuel Macron aura été celui de la destruction de l’industrie française (Alstom, Alcatel, Lafarge, Essilor, Suez, Engie, etc.) qui ne représente plus que 11 % du PIB (25 % en 1980 et entre 22 et 24 % en Allemagne).

Il y a aussi la crise sanitaire, depuis plus de deux ans (janvier 2020 pour la France) qui n’en finit pas et fait peser beaucoup d’inquiétude. Cette année aura été marquée par la reprise de l’épidémie, à partir du mois de novembre 2021 (nous avons vu les chiffres augmenter tous les jours, la barre des cinquante mille cas par jour et des dix mille hospitalisations atteinte et dépassée le 4 décembre – puis des cinq cent mille contaminations et des trente mille hospitalisations à la fin du mois de janvier). Plus rien n’est « normal » : il faut se protéger sans cesse du virus en faisant attention à ce que nous touchons et à qui nous parlons. A nouveau, dans les trains et les magasins, les salles de spectacle, les salles de cours, au collège, au lycée, à l’université, ainsi dans la rue le plus souvent, nous voyons des masques et non plus des visages. La campagne présidentielle doit s’adapter avec des meetings « en distanciel ». Les « burn out » se multiplient et une grande fatigue basse et lourde pèse comme un couvercle sur notre pays. L’habitabilité de l’espace public et de la Terre s’érode peu à peu.

Enfin, dès qu’un problème se pose ou qu’un fait divers occupe les media, le politique adopte une nouvelle loi. Or, nous ne reconstruirons pas la France à partir de considérations juridiques. Ce n’est pas une question de Droit, mais c’est quelque chose de beaucoup plus subtil et impalpable, que l’on pourrait nommer climat, atmosphère, ambiance. Un bien qui inspire nos manières de vivre, imprègne la vie sociale et se diffuse de proche en proche.

Reconstruire une civilisation

Ce qui caractérise l’époque dont nous héritons, la Modernité, c’est la séparation du vrai et du bien. Les sciences, dans leur extrême spécialisation, cherchent à établir des discours vrais, sur lesquels nous pouvons nous mettre d’accord, mais sans cohérence d’ensemble et sans que cette vérité soit au service de l’accomplissement des êtres humains. Depuis les tranchées de la Grande Guerre et depuis la condition ouvrière dans l’entre-deux-guerres, depuis Verdun, Auschwitz et Hiroshima, « la Science » a perdu sa légitimé à prétendre faire le bonheur de l’humanité. En retour, chacun cherche son bien où il peut en se préoccupant de moins en moins de la vérité de ses propos.

Tous les discours se valent. Ou plus rien ne vaut, ce qui revient au même. Chacun défend ses « valeurs », mais des valeurs qui ne sont plus indexées sur rien, ni sur le vrai, ni sur le bien, des valeurs qui ne valent que parce qu’elles sont défendues et qui se dévalorisent lorsqu’elles ne le sont plus. Chacun cherche à s’affirmer en défendant son « identité ». C’est le règne de la volonté de puissance : n’est réel et ne vaut que ce qui est reconnu et défendu par la volonté de puissance car les valeurs n’a aucune valeur par elles-mêmes. Tout est évaluable, et tout est évalué. Il y a des « vérités alternatives » et autant de vérités que de volontés pour les défendre. Cela s’appelle (avec Nietzsche) le nihilisme.

Il nous faut donc reconstruire une civilisation, et c’est à cette aune-là qu’il s’agit d’envisager l’élection présidentielle à venir. Est maintenant venu, en effet, le temps du bilan de la mandature du président Macron, des nouvelles perspectives – et des luttes.

Les analyses concernant les assises théoriques et les réalisations du « macronisme » sont nombreuses (4). Je retiens une question : celle de la personnalisation du pouvoir. Cette personnalisation du pouvoir exécutif a été renforcé par le passage au quinquennat et l’ordre des élections : présidentielle puis législatives. Depuis cinq ans, l’essentiel des décisions est concentré dans les mains d’un seul homme (ou d’un très petit nombre d’hommes – aucune femme : Alexis Kohler, secrétaire général de l’Elysée, Edouard Philippe et Benoît Ribadeau-Dumas, le directeur de cabinet de Matignon, puis le successeur de ce dernier, à partir de l’été 2020, Nicolas Revel) – d’un homme qui, du moins à ses débuts dans l’exercice du pouvoir, a montré le peu de considération qu’il accorde aux corps intermédiaires. Cela a sauté aux yeux lors du long entretien du président à la télévision, le 15 décembre : c’est un homme seul que nous avons devant nous (qui ne mentionne jamais ses ministres). « Jamais aucun président n’a eu autant de pouvoir que lui. Sans le Sénat, il n’y aurait plus aucun contrepoids », soutient Catherine Nay, qui voit dans l’absence de courroie de transmission l’origine de la révolte des Gilets jaunes (5).

Ce que veut dire exercer le pouvoir politique est une question qui mérite d’être posée. Car le pouvoir n’a pas sa fin en lui-même, il doit s’orienter selon une idée du bien – il nous faudra y revenir. Pour juger d’une politique, la philosophe Simone Weil invite à se poser une question, une seule (6) : luttons-nous pour la justice ?

Pour finir. De la littérature.

Les romans permettent de prendre du recul dans l’analyse de la situation sociale et politique de la France. J’invite à relire Balzac. L’un des plus grands (deux grands penseurs du social, à l’orée du monde contemporain : Tocqueville et Balzac). Eugénie Grandet, Le Père Goriot, Illusions perdues, Splendeurs et misères des courtisanes – les choses n’ayant pas fondamentalement changé depuis lors (les années 1820, les débuts du monde présent).

P.S. : « Champ », « habitus », « distinction », « violence symbolique », etc. : les pages qui relatent l’arrivée de Lucien de Rubempré à Paris (dans les Illusions perdues), la scène à l’opéra, dispensent avantageusement de lire Bourdieu !

 

Pascal David est philosophe 

Dernier ouvrage publié  : Simone Weil, Luttons-nous pour la justice ? Manuel d’action politique (Peuple Libre, 2022)

 

(1) Simone Weil, Désarroi de notre temps et autres fragments sur la guerre, Peuple Libre, 2018, p. 25-26 (des coupes ont été faites dans la citation). Sur la « situation de la France » aujourd’hui, on pourra lire, par exemple, Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires (Flammarion, 2014) et les ouvrages suivants jusqu’au plus récent : Le temps des gens ordinaires (Flammarion, 2020) ; Jérôme Fourquet, L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée(Seuil, 2019) et, avec Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux. Economie, paysages, nouveaux modes de vie (Seuil, 2021) ; Pierre Rosanvallon, Les Epreuves de la vie. Comprendre autrement les Français (Seuil, 2021) ; Jean-Pierre Le Goff, La société malade (Stock, 2021) ; Jean Daniel, Réconcilier la France. Une histoire vécue de la nation (L’Observatoire, 2021). Il est aussi intéressant de relire le grand livre d’Henri Mendras, La Seconde révolution française (1965-1984), Gallimard, 1988

(2) L’expression est empruntée à Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Maurice Nadeau, 1994. La littérature éclaire notre situation. Je renvoie à M. Houellebecq, La carte et le territoire, Sérotonine, Anéantir, Flammarion, 2010, 2019, 2022

(3) Je renvoie aux chroniques # 4 : « Changer de société, refaire de la politique » ; # 9 : « La France, la Terre, les régions » et # 14 : « De quoi avons-nous besoin ? »

(4) Je renvoie à François Dosse, Le Philosophe et le Président. Ricœur & Macron (Stock, 2017) ; et Myriam Revault d’Allonnes, L’Esprit du macronisme, ou l’art de dévoyer les concepts (Seuil, 2021) ; Marcel Gauchet, Macron, les leçons d’un échec (Stock, 2021). Pour la politique économique : Olivier Marleix, Les liquidateurs. Ce que le macronisme inflige à la France et comment en sortir (Robert Laffont, 2021). Pour des analyses politiques : Alain Duhamel, Emmanuel de Hardi (L’Observatoire, 2021) ; et Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Le Traître et le Néant (Fayard, 2021)

(5) Hebdomadaire Le Point, n° 2571, 18 novembre 2021, p. 38 (propos recueillis par Jérôme Béglé à l’occasion de la publication de Tu le sais bien, le temps passe, Bouquins, 2021)

(6) P. David, Simone Weil, Luttons-nous pour la justice ? Manuel d’action politique, Peuple Libre, 2022

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