La fin du monde est une bonne nouvelle
Pour diagnostiquer le présent
« Nous savions tout cela. Et pourtant, paresseusement, lâchement, nous avons laissé faire. Nous avons craint le heurt de la foule, les sarcasmes de nos amis, l’incompréhensif mépris de nos maîtres. Nous n’avons pas osé être, sur la place publique, la voix qui crie, d’abord dans le désert. Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers. Puissent nos cadets nous pardonner le sang qui est sur nos mains ! »
Marc Bloch, L’Etrange défaite, en 1940
La fin du monde est une bonne nouvelle
Il y a quelques jours, par Internet, je suis tombé sur un entretien donné par un homme politique à la télévision et j’ai éprouvé un sentiment étrange. Comme s’il parlait de très loin. Je me suis aperçu alors que cet entretien datait du mois de janvier 2020. En effet, il n’y était jamais question de la Covid ! C’était il y a si longtemps. C’était avant.
Ce qui nous est arrivé marque une rupture dans le temps. Il y a avant. Il y a après. Et ce ne sera plus jamais « comme avant ». Une personne bien intentionnée m’a dit, au début de cette année : « Ah, vivement que l’on revienne à la normale » – entendant par là le « monde d’avant ». J’ai pensé qu’il était quand même étrange de considérer un monde dans lequel un enfant meurt de faim toutes les cinq secondes comme un monde « normal ». Quoi qu’il en soit, depuis ce qui nous est arrivé en 2020, nous sommes ailleurs. Nous prenons enfin conscience des transformations qui affectent et abîment notre Terre. Que nous est-il arrivé d’ailleurs ?
J’aurai l’occasion d’y revenir par différents biais dans de prochaines chroniques. Je voudrais, pour cette fois-ci, dire les choses de manière massive : ce qui nous est arrivé, c’est la fin du monde.
Non pas bien sûr la fin de la planète qui, elle, continuera à tourner autour du soleil encore longtemps et ne risque vraiment rien. Ni non plus la fin de la Terre, cette fragile enveloppe à la surface de la planète, qui s’est constituée au long de millions d’années de telle manière que la vie y a été rendue possible – elle a été, certes, bien fragilisée par l’inconséquence des hommes, mais « la vie », elle, ne risque rien.
Ce qui est derrière nous, c’est très exactement le « monde », mundus. Le monde, autrement dit un récit inventé par l’Occident et qui le définit comme tel. Le récit d’une colonisation, d’une unification, d’une uniformisation qui a consisté, par la force souvent, à imposer une même culture, un même savoir, une même technique, un même imaginaire – les mêmes best-sellers en piles à Tokyo aussi bien qu’à Lyon, ou qu’à New York – une même langue aussi, ou plutôt une espèce de globish infâme dérivé de l’anglais, à imposer un même monde à l’ensemble de la terre, au détriment de toute autre langue, culture, religion, tradition, manière de vivre. Le récit d’une mondialisation. Ce récit s’est imposé avec une telle évidence et une telle puissance (celle de la technique), depuis quatre ou cinq siècles, que ceux qui n’y avaient pas encore reconnu leur avenir étaient accusés de n’être « pas assez entré dans l’Histoire ».
La science moderne, celle qui prend son essor au XVIIe siècle, a mis en mouvement la terre et l’a, du même coup, décentrée. L’univers n’est plus considéré depuis le sol (depuis la Terre), mais depuis un point de vue extérieur. Le scientifique est bien quelque part sur la Terre, mais il considère le système solaire du dehors : depuis le « point de vue de Sirius » comme l’on dit. Cette habitude de penser s’est imposée. Nous considérons les rapports « économiques », en particulier, du point de vue de Sirius. Il faut se « moderniser », il faut s’arracher au local pour penser le « global » et, surtout, surtout, il faut « s’adapter » (1). On reconnaît là le récit de la « mondialisation » : du devenir « monde » de notre récit occidental. Le récit d’un déracinement.
Mais le problème est de taille : il faudrait plusieurs fois les ressources terrestres pour que chaque habitant de cette Terre puisse bénéficier du mode de vie d’un Occidental moyen. Pour le dire autrement, le Global, c’est bien, mais nous n’en avons pas les moyens, car il faudrait cinq ou six fois les ressources terrestres, cinq ou six terres pour que tous puissent en bénéficier. Nous n’avons qu’une Terre. Que nous pillons. Personne ne paye, par exemple, les sardines ! (C’est le travail nécessaire à l’exploitation de la Terre et de ses ressources limitées que nous achetons – sans nous préoccuper de l’épuisement du vivant et des énergies fossiles).
Il y a trois ans, le philosophe et anthropologue Bruno Latour publiait un ouvrage qui se révèle de plus en plus nécessaire : Où atterrir ? Comment s’orienter en politique (2). Un manuel pour temps de catastrophe. Comment s’orienter, entre ceux qui veulent toujours plus de globalisation, au mépris de ceux qui n’accèdent pas aux ressources élémentaires pour vivre et au mépris aussi des générations à venir, et ceux qui militent pour un retour aux frontières et à l’identité nationales ? Où suis-je sur cette Terre que j’habite ? Il s’agit de prendre une autre direction que celle qui oppose le Global et le Local, en partant du lieu où je suis et de sa description. De trouver un nouvel enracinement.
Il est permis de l’espérer : le monde est derrière nous. Il s’agit de cesser de produire des normes imposées à tous et partout et d’uniformiser la Terre. Considérer qu’il y a d’autres cultures, d’autres milieux de vie, d’autres manières d’habiter la Terre que la nôtre. Des hétérotopies : des « lieux autres ». Retrouver un dehors du « monde », un dehors de notre récit occidental effondré. Nous allons alors pouvoir commencer d’exister, pour autant qu’exister (ex-sistere), c’est sortir de soi, sortir de chez soi, et rencontrer de l’Autre.
(1) Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019. La philosophe vient de publier De la démocratie en Pandémie. Santé, éducation, recherche, Gallimard, « Tracts », 2021
(2) Bruno Latour, Où Atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017. B. Latour fait la Une de L’Obs et y donne un entretien le 14 janvier 2021
Pascal David, o.p., est philosophe
Il publie Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020)