Trahi, l'amour

Gustave Courbet, Les amants dans la campagne

Cela fait maintenant trois ans qu’ils « sont ensemble ». Ce jour-là, ce dimanche matin, ils se retrouvent pour le petit-déjeuner, l’un assis en face de l’autre. Il la regarde se resservir du café et c’est une question qui lui vient, une question insidieuse, une question qui s’obstine : à quoi bon ? Qui est-elle, cette femme qui est là, devant lui, avec laquelle « il vit » ? Vivent-ils encore vraiment « ensemble », d’ailleurs ? 

J’ai un tableau accroché au mur de ma chambre. Il est là depuis tellement longtemps que je n’y fais plus attention. Je ne le vois plus. Littéralement. C’est une caractéristique de ces choses qui nous entourent : elles désapparaissent. Ce n’est pas une question psychologique. Car c’est le propre de l’être, de désaparaître (1). D’être continument visible, présent, l’être perd peu à peu son pouvoir d’émergence. Il en va de même pour les êtres que nous côtoyons au fil des jours : ils désapparaissent. Nous cessons d’y faire attention. Ce que la rencontre avait de saillant, de déstabilisant, d’inattendu ou, pour mieux dire, d’inouï a basculé peu à peu dans une relation installée. De là que « l’amour dure trois ans » (comme on dit). 

Ce moment où l’on croit bien connaître l’autre, où l’on ne s’attend plus à rien. Et où l’on s’agace que l’autre nous échappe. Clotilde « se remit à fumer et à le regarder avec son irritant sourire. Rougon, peu à peu, s’était accoutumé à la voir, sans se poser les questions qui, autrefois, piquaient si vivement sa curiosité. Elle avait fini par entrer dans ses habitudes, il l’acceptait maintenant comme une figure classée, connue, dont les étrangetés ne lui causaient plus un sursaut de surprise ». L’inouï a basculé sournoisement en bien-connu (dans Zola, Son excellence Eugène Rougon). Certes. «Mais, à la vérité, il ne savait toujours rien de précis sur elle, il l’ignorait toujours autant qu’aux premiers jours. Elle restait multiple, puérile et profonde, bête le plus souvent, singulièrement fine parfois, très douce et très méchante. Quand elle le surprenait encore par un geste, un mot dont il ne trouvait pas l’explication, il avait des haussements d’épaules d’homme fort, il disait que toutes les femmes étaient ainsi. » Eugène Rougon de s’inquiéter de ce que Clotilde lui reste inconnue et lui échappe, mais ayant renoncé à accéder à elle. Clotilde classée dans la catégorie « femmes ». Ce n’est pas de connaissance dont il s’agit, en réalité, lorsqu’il s’agit d’un Autre ; c’est d’inouï. Est-ce que l’Autre laisse entendre son inouï, hors des cadres balisés, normés, de l’expérience, ou bien ce dernier a-t-il été rabattu, pour plus de commodité, au long des jours ?

Cet inouï de l’Autre advient comme un événement qui lave le regard : c’est dimanche soir. On se retrouve pour passer la soirée, jouer aux cartes. Dominique est depuis quelques jours dans un « état d’extrême irritabilité nerveuse ». Il est assis « près de Madeleine, d’après une ancienne habitude où la volonté de l’un et de l’autre n’entrait pour rien. Tout à coup, poursuit-il, racontant la scène des années plus tard, l’idée me vint de changer de place. Pourquoi ? Je n’aurais pu le dire. Il me sembla seulement que la lumière directe de la lampe me blessait, et qu’ailleurs je me trouverais mieux. En levant les yeux qu’elle tenait abaissés sur son jeu, Madeleine me vit assis de l’autre côté de la table, précisément vis-à-vis d’elle.

« ‘‘Eh bien !’’ dit-elle avec un air de surprise. 

« Mais nos yeux se rencontrèrent ; je ne sais ce qu’elle aperçut d’extraordinaire dans les miens qui la troubla légèrement et ne lui permit pas d’achever. 

« Il y avait plus de dix-huit mois que je vivais près d’elle, et pour la première fois je venais de la regarder comme on regarde quand on veut voir. Madeleine était charmante, mais beaucoup plus qu’on ne le disait, et bien autrement que je ne l’avais cru.  » (E. Fromentin, Dominique, V). 

D’un écart, d’un déplacement spatial, d’un décalage des habitudes acquises, surgit l’inouï de l’Autre. La parole convenue, normée, balisée, sociale, se brouille. 

En effet, d’habitude, nous faisons tout pour éviter la rencontre. Nous parlons. Nous ne nous regardons pas. Le regard papillonne à la surface du visible sans s’arrêter plus de quelques fractions de seconde dans le regard de l’autre. Ou bien ce serait indécent. Ou provoquant. Dérangeant dans tous les cas – dérangeant les habitudes et l’ordonnancement social. Chacun à sa place. Il faut de l’audace pour ouvrir l’espace de la rencontre. Oser l’intime. Mais Dominique aura les circonstances contre lui. Car cet amour n’entre pas dans ce que veut la société et Madeleine, quelque temps plus tard, prendra ses distances. Elle renoncera. « Les femmes qui reviennent sur leurs folies reviennent sur leur amour. » (Balzac, Illusions perdues, éd. 1881, t. 1er, p. 163) 

Aimer est stratégique : comment continuer d’accéder à l’inouï de l’Autre ? Comment faire pour que la rencontre ne s’enlise pas dans la routine, ou la rancœur ? C’est la question. La seule. Mettre en place des stratégies pour qu’une émotion continue de nous tirer hors de nous-mêmes (« e-movere ») et nous permette d’aborder l’Autre, afin que la rencontre ne se rabatte pas en relation. C’est pourquoi nous célébrons les anniversaires de la rencontre : sortie à deux au restaurant, voyage, engueulade franche aussi, autant de stratégies pour maintenir ouvert l’espace de la parole et de la rencontre. Organiser des rituels qui ne soient pas des répétitions. Ne pas se résigner à une relation qui ne rencontre plus. Ce renoncement conduisant à l’enlisement. Mais ne pas non plus retomber en soi-même, ne cherchant plus la rencontre, ne se laissant plus rencontrer, ou regarder (par peur d’être maintenant trop bien connu ?). La vie s’enlise à ne plus être capable de rencontrer. 

Accéder à l’Autre, entrer en lui et le laisser entrer en soi, être intime avec un Autre : quand se défont les barrières sociales entre moi et l’autre à ce point qu’il se retrouve au plus profond de moi, plus intérieur à moi-même que moi-même (« intimus » : le concept est proposé par saint Augustin : Dieu « plus intérieur, interior intimo meo », Confessions, III, 6). Et accéder à l’Autre, c’est accéder à de la vraie vie. 

Car je n’accède pas à la vie en moi, à la vie vraiment vivante, trop attaché que je suis au vital, à mon « être-en-vie ». C’est par l’Autre que je suis vivant, vraiment vivant, par la médiation de l’Autre. C’est l’Autre qui me donne à moi-même ma propre vie, et ma propre chair, qui me donne une vie en abondance, débordante, surabondante. Un Autre qui demeure toujours traversé d’absence, qui n’est jamais « là », qui n’est jamais tout entier là, qui n’est « pas-tout » (Lacan) ; ce que disent aussi bien les mystiques (Jean de la Croix) que la Bible : « J’ai ouvert à mon bien-aimé, mais tournant le dos, il avait disparu ! Sa fuite m’a fait rendre l’âme. Que je suis malade d’amour. » (Cantique des cantiques

Se donner ou se prêter ? 

C’est au prix d’une vie donnée que l’amour vrai, intime, se découvre. 

Il y a un homme qui sait cela. Cet homme, c’est Osée. Osée est le prophète de l’amour sans condition. De l’amour trahi qui se donne à nouveau et ne cesse pas de se donner. Du don par-delà le pardon. « C’est pourquoi je vais la séduire, je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur. Là, elle répondra comme aux jours de sa jeunesse. Et je te fiancerai à moi pour toujours » : Tu me connaîtras et je te connaîtrai. Non pas d’une connaissance intellectuelle, abstraite, théorisée. Il ne s’agit pas d’information ni même de tout ce que l’on voit de l’autre, sa position dans la société ou son caractère. « Tu connaîtras » (« yada‘ » en hébreu), au sens « biblique » du terme : « tu coucheras avec », « tu auras une connaissance intime de l’Autre ». Osée (au VIIIe siècle avant notre ère) est le prophète d’un amour qui se propose comme seul un véritable Amant sait le faire (2). 

Osée cherche à renouer l’Alliance mais il ne force rien – n’agit pas par la force. Car l’amour est sans force. Sans force exercée sur l’Autre, mais pas sans souffrance. S’il y a beaucoup de manières de faire souffrir quelqu’un, il y a des cruautés qui atteignent l’âme directement, au plus profond. Parmi ces cruautés, la trahison. Quelqu’un se donne à quelqu’un d’autre, ce peut être une femme à un homme par exemple, ou l’inverse. Donne tout, se donne lui-même, alors que l’autre ne se donne pas. Cet autre donne certes, de son temps, de son argent, du plaisir, éventuellement fait des promesses d’engagement (« pour la vie »), peut aussi bien être sincère. Mais ne se donne pas, donne et se reprend. N’a peut-être même idée de ce que peut vouloir dire se donner. Alors il ne voit pas le mal qu’il peut y avoir à « passer à autre chose » (« refaire sa vie », dit-on). L’un a donné son amour, son corps, sa vie, inconditionnellement, quels que puissent être les passages à vide, les incompréhensions, les divergences d’opinion, les caractères et les défauts, les trajectoires professionnelles et les niveaux de salaire, les obstacles, les déceptions qui peuvent être douloureuses ; l’autre a été généreux, sincère, aimant – il n’est pas ici question de ceux qui jouent et manipulent consciemment – et il a passé de bons moments, et même peut-être des années avec le premier. Il a été fidèle, jusque-là. Il n’a rien à se reprocher. Il y a eu des déceptions, c’est vrai, et puis l’usure du temps. Le premier se trouve trahi. Ce peut être une femme, devenue la mère des enfants du second et qui se montre moins séduisante, plus irritable, fatiguée. Ce peut être un homme qui ne s’est pas montré aussi fort que désiré, un peu gamin parfois, faillible en tous les cas. – Il y a des femmes qui traitent l’autre en enfant, pour s’en plaindre ensuite.

Cela ne se voit pas toujours immédiatement. L’un des deux s’en va peu à peu mais cela ne se voit pas encore, pas tout de suite. Ou bien l’un voit l’autre s’éloigner malgré ses dénégations, et c’est alors une souffrance indicible. Ou bien découvre une liaison cachée. Quoiqu’il en soit, quand cela éclate, il est déjà trop tard. La relation a pu durer quelques mois, trois ans, vingt ans, cela ne change rien à l’affaire. Dans tous les cas, il y a eu maldonne. 

Alors celui qui a été trahi se retrouve là, à ne plus savoir quoi faire de sa vie, à ne plus pouvoir rien faire, dévasté. Anéanti, au sens propre du terme. Il lui faut continuer à aimer pour ne pas mourir. À aimer à vide. S’il cesse d’aimer, il est perdu. Il est tentant alors de salir l’autre. Oh ! non pas de vouloir à proprement parler se venger, mais de l’injurier intérieurement, de ne plus vouloir voir que ses défauts, de se dire qu’il est un salaud ou une garce. C’est peine perdue. Une vie a été donnée. Un amour a été trahi. Il ne s’agit pas de (se) maudire. Il ne s’agit pas de chercher un « coupable », ni même un « responsable » (de désigner l’autre comme tel). Et il y a des situations sociales, psychologiques, des conditions objectives, jugées insurmontables. Toutes les raisons invoquées, ni les consolations (« je ne suis pas fait pour toi  », « tu retrouveras quelqu’un ») ne trompent personne. L’Autre est toujours un Autre et ce n’est pas ce que je sais de Lui – d’Elle – qui importe. Cela a joué, bien sûr, suscité l’intérêt et le désir. Mais n’est pas ce qui importe. L’Autre est et demeura toujours Autre et la seule chose qui compte, c’est de continuer à le rencontrer – au lieu de passer de l’un à l’autre au gré des désirs et des déceptions. Il ne s’agit pas de réfléchir, ni de choisir (selon quels critères ?), mais de décider. L’amour vrai est incommensurable

L’amour est incommensurable à toutes les raisons qui pourraient venir l’expliquer et le justifier ; néanmoins, il se conforme à la loi de notre monde, un monde où le passé n’engage pas le présent, où le passé ne fait pas autorité, y compris lorsqu’il s’agit de ma propre parole, où ce qui a été décidé doit se décider à nouveau à chaque instant. Un monde où la « décision continuée » a remplacé la promesse. Pour rester « libre », je ne me donne plus mais, pour le dire avec Montaigne, je me « prête » (3). 

Celle, celui qui s’est donné ne peut pas se reprendre. L’amour demeure, donné. Peut-être qu’il rencontrera « quelqu’un d’autre », « refera sa vie », donnera à nouveau son temps, son amour, son corps. Mais un point très profond en lui ne cessera pas de crier. Il laissera l’Autre poursuivre sa vie, ne cessera pas (peut-être) de l’aimer, de loin, ne cherchera rien à expliquer, ne pourra plus que vivre blessé. 

Car cela demande certainement du temps, pour commencer à accéder à l’Autre. Il en faut de l’expérience acquise, sédimentée, pour défaire la pellicule d’illusion qui s’interpose entre moi et l’Autre – pour enfin accéder. Il faut avoir été déçu, désemparé. Par l’autre. Par soi. Il faut avoir commencé à renoncer à soi et à ses intérêts – à la volonté de puissance. Il faut avoir renoncé à l’illusion de l’immédiat, aux « pouvoir surnaturels », à se croire « mage ou ange ». Il faut avoir laissé derrière soi les « grincements de dents » et les « vieilles amours mensongères » (Rimbaud, « Adieu »). Il faut néanmoins les avoir traversés. Il faut avoir connu l’errance, la perte de tous les repères, « les haillons pourris », « le pain trempé de pluie » et « les mille amours » qui crucifient. 

Il n’y a pas d’amour vrai, de vraie vie, ni de vérité possédée « dans une âme et un corps » sans combat spirituel, « aussi brutal que la bataille d’homme ».

 

Pascal David

 

(1) Je renvoie à François Jullien, De l’intime. Loin du bruyant amour (Grasset, 2013) ; Près d’elle, présence opaque, présence intime (Galilée, 2016) ; Si près, tout autre. De l’écart et de la rencontre (Grasset, 2018) ; L’inouï (Grasset, 2019) ; De la vraie vie (L’Observatoire, 2020) ; L’incommensurable (L’Observatoire, 2022)

(2) Livre d’Osée (chap. 1-3), Bible de Jérusalem. Pour une lecture de ce texte, voir André Wénin, Osée et Gomer : parabole de la fidélité de Dieu, Paris, Lumen vitae, 1998

(3) Bien qu’il s’agit d’une toute autre réflexion, je croise ici les analyses proposées par Pierre Manent dans son Cours familier de philosophie politique, Paris, Gallimard, 2001, chap. X : « Devenir individu » (p. 199 ; voir aussi p. 228-230). Ce dernier montre que la communication permet une communauté sans appartenance : « Les liens techniques rendent superflus les liens humains », et reconduit à l’état de nature (chacun pour soi). Ce qui vient renforcer l’argumentation de la chronique # 19 : « Incarnation. Pourquoi être là en chair et en os ? »

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