Ce qui nous vient du passé

Eugène Fromentin, La Rencontre (Musée des Beaux-Arts, La Rochelle)

L’avenir ne sera pas autre chose que ce que nous en ferons. Nous pouvons nous y projeter, l’imaginer. Quoiqu’il en soit, cette imagination ne vaut pas mieux que nous. S’il nous faut trouver des ressources pour vivre, c’est dans le passé qu’il faut aller les chercher.

Il y a les grandes œuvres. La musique. Aussi bien Beethoven que Bach que le grégorien. L’esprit se porte vers un son et une voix, le corps se relâche. La peinture. La sculpture. Il a été extrêmement grave de prendre la décision de fermer les musées et les expositions lors des confinements successifs. Ce fut une faute politique. Les musées sont bien moins que d’autres des lieux de contamination – ne pas toucher les œuvres ! La littérature. Un grand roman est une proposition de monde. Lire un roman, c’est sortir de soi, décoïncider d’avec soi et ouvrir des possibles. On plonge dans un roman comme Alice au pays des merveilles. (À condition de ne pas avoir de téléphone à côté de soi.) Le théâtre, le concert, l’opéra. Ces œuvres se vivent ensemble, en un moment partagé, liturgique, politique.

Il y a les « grandes œuvres », et il y a ces œuvres que nous rencontrons, chacun, et qui nous portent. Ce peut aussi bien être de grandes œuvres que des œuvres d’art moins reconnues. Cela peut aussi varier selon les âges de la vie. Pour ce qui me concerne : certains passages de la Bible, les psaumes, les Évangiles, François et Claire d’Assise, Simone Weil, Baudelaire, Char, les Psaumes de Claudel et le Partage de midi, Eugène Fromentin (en premier lieu Dominique), Pascal et Rousseau, Debussy, et des peintres : Georges de La Tour et Rembrandt, Chardin, Fromentin à nouveau, Vincent van Gogh, Francis Bacon, et le cinéma d’Eric Rohmer.

Chacun sait quelles sont les œuvres vers lesquelles il revient lorsque c’est nécessaire, vital. Car nous ne pouvons pas nous satisfaire de nous-mêmes.  Je ne peux pas, par ma volonté et mon intelligence, susciter le bien qu’inspirent de telles œuvres. « Nous ne pouvons pas être rendus meilleurs, sinon par l’influence sur nous de ce qui est meilleur que nous. » Donc « le passé est indispensable, parce qu’il est le dépôt de tous les trésors spirituels ». « Le passé, écrit encore Simone Weil, est une chose qui, une fois tout à fait perdue, ne se retrouve jamais plus. L’homme par ses efforts fait en partie son propre avenir, mais il ne peut pas se fabriquer un passé. Il ne peut que le conserver ». L’enracinement dans un passé est un besoin de l’âme.

Or, si ces œuvres sont venues jusqu’à nous, c’est portées par des traditions. Il a fallu des collectivités, des milieux humains pour permettre et transmettre de telles œuvres. Une collectivité « constitue l’unique organe de conservation pour les trésors spirituels amassés par les morts, l’unique organe de transmission par l’intermédiaire duquel les morts puissent parler aux vivants. Et l’unique chose terrestre qui ait un lien direct avec la destinée éternelle de l’homme, c’est le rayonnement de ceux qui ont su prendre une conscience complète de cette destinée, transmis de génération en génération » (L’Enracinement). Il n’y a pas de vie humaine qui ne s’enracine dans des traditions. « Chacune des collectivités dont un être humain est membre » doit lui offrir « une part à une tradition de grandeur enfermée dans son passé ». « D’où nous viendra la renaissance ? demande Simone Weil. Et elle répond : Du passé seul, si nous l’aimons. » (1)

Une tradition familiale, par exemple, se raconte, se donne à vivre dans des histoires, se donne à voir en un arbre généalogique. Une tradition régionale : si l’on est « de Bretagne » ou « des Flandres », « des Cévennes » ou « de Marseille », etc. Une tradition nationale, le passé qui fait une patrie : à réhabiliter d’urgence. Une tradition syndicale, ou encore la tradition ouvrière. La révolution elle-même s’inscrit dans une tradition. Et une tradition religieuse, bien sûr. Un chrétien vit adossé à une tradition qui le porte – non seulement une communauté, mais un passé. Il inscrit son existence à la suite d’une longue tradition de plusieurs millénaires, depuis Abraham que Dieu appelle, depuis Moïse et les prophètes. Son histoire est tissée d’autres histoires qui le portent. Des manières de vivre lui sont proposées et l’inspirent : des « vies de saints », comme il y a les « Vies des hommes illustres » (Plutarque). Le présent est vécu en communion avec un événement deux mille ans plus tôt dont il se fait le contemporain (Kierkegaard).

Il peut arriver qu’une tradition constitue, informe l’essentiel d’une vie. Une de mes amies est clarisse. Elle vit selon la règle, le modèle de vie, la « forme à vivre » de sainte Claire d’Assise. Portée par une tradition.

Une tradition fait accéder à la dimension du temps. Elle ouvre un passé, et un avenir. Elle inscrit dans une généalogie et des habitudes. Ce sont des rites qui structurent le temps et portent. La fête qui marque la fin des vendanges, par exemple (dans Dominique), qui « se firent et s’achevèrent comme les précédentes, accompagnées des mêmes danses, des mêmes festins, au son de la même cornemuse maniée par le même musicien ». La dimension liturgique du temps est ici sensible (2).

Une tradition est vivante pour autant qu’elle porte à vivre, à sortir de soi, à inventer du nouveau, à s’écarter – à exister. On n’accède pas de soi-même à la vie de l’esprit. C’est porté par des traditions, par la rencontre avec des œuvres, avec un autre esprit, c’est initié par un maître – il y a des professeurs, y compris dans l’enseignement primaire et secondaire, qui sont des maîtres – que l’on accède à soi-même. Que deviendrions-nous s’il n’y avait plus de maîtres, plus d’œuvres transmises ? Que deviendrions-nous si chacun devait rester seul chez lui, derrière son écran d’ordinateur, sans plus pouvoir se retrouver en présence d’un autre, d’un maître, en présence réelle d’une œuvre, dans un musée, au concert, au théâtre ?

La modernité détruit, déracine, dévaste. Elle saccage la Terre et toutes les fidélités. Elle fait de nous des déracinés, des migrants en quête de refuge. Le problème n’est pas celui « des réfugiés », comme l’on dit, mais de l’absence de refuge. L’État moderne déracine et isole : il ne veut avoir affaire qu’à des individus dont toutes les convictions un peu sérieuses doivent rester « dans le for intérieur » (Hobbes et les théoriciens de l’État moderne). Mais il n’y a pas de vie humaine sans passé ni sans traditions qui portent.

Il y a des milieux qui portent (mais un milieu peut aussi bien dégrader ou asservir : lorsque l’atmosphère en est viciée, dominée par une idéologie de la force par exemple, lorsque la laideur envahit le paysage : les entrées des villes saccagées par les zones commerciales, la publicité multicolore partout, l’uniformisation des paysages à coup d’éoliennes). Appartenir à de tels milieux, inséparablement « naturels » et « culturels », par-delà une telle distinction, est constitutif de l’être humain – à condition que ces milieux ne se referment pas comme un piège sur celles et ceux qui leur appartiennent, car il y a des traditions qui font vivre en ouvrant un avenir possible et des traditions qui subjuguent et paralysent – c’est l’une des questions posées par les romans de Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux (Actes Sud, 2018) et Connemara (Actes Sud, 2022) : Hélène, à Cornécourt, « avait éprouvé un curieux délassement en parcourant les rues de son adolescence. Maintenant, qu’elle n’était plus la prisonnière de ces murs, de ces façades, […] il était doux de retrouver la lumière de ses quinze ans dans une ruelle, quand venait le déclin du jour, et la familiarité des devantures. […] L’odeur surtout, du soir, d’après la pluie, de l’humus dans les jardins et sur les bords de la Moselle, restait inchangés. […] En fait, elle trouvait un tel réconfort dans ce retour au pays que ça commençait à l’inquiéter ».

L’entretien des milieux vitaux est un enjeu éthique, esthétique et politique. Il nous faut entretenir les milieux porteurs de traditions vivantes.

Sinon nous sommes déjà morts. (A suivre.)

Pascal David est philosophe.

Il publie Simone Weil, Luttons-nous pour la justice ? Manuel d’action politique (Peuple Libre, 2022).

 

(1) S. Weil, successivement « En quoi consiste l’inspiration occitanienne » (1942), Œuvres complètes, t. IV, vol. 2, Gallimard, 2009, p. 415 ; « À propos de la question coloniale » (1943), Œuvres complètes, t. V, vol. 1, Gallimard, 2019, p. 292 ; L’Enracinement (1943), Œuvres complètes, t. V, vol. 2, Gallimard, 2013, p. 125, p. 142-143 ; Cahiers, Œuvres complètes, t. VI, vol. 3, Gallimard, 2002, p. 133. Voir aussi P. David, Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe, Peuple Libre, 2020

(2) E. Fromentin, Dominique, dans les Œuvres complètes, Gallimard, « la Pléiade », 1984, p. 381

 

 

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