Un temps pour lire

Fragonard, La liseuse (1770)

 

A celles et ceux qui savent lire une seconde fois 

 

L’été est un temps pour s’écarter de ses habitudes (« partir en vacances »), un temps pour faire autre chose que ce que l’on fait au quotidien, un temps pour, par exemple, lire. Je voudrais, pour cette dernière chronique, avant de nous séparer, proposer des livres.

    J’en ai choisi dix. Neuf d’entre eux appartiennent aux trois derniers siècles et, à une exception près, sont de langue française. Dix œuvres auxquelles je tiens particulièrement, avec lesquelles j’entretiens un commerce, au sens ancien du terme, un dialogue, des œuvres qui aident à vivre et à surmonter les épreuves et qui me semblent particulièrement importantes. C’est de littérature dont il est ici essentiellement question, mais d’une littérature qui pense. A ces dix livres, dix auteurs, dix penseurs, j’ai ajouté un cinéaste, des films.

L’un des romans les plus importants de la littérature française (car la valeur d’un roman n’est pas indexé sur sa notoriété scolaire ou médiatique) : Dominique, par Eugène Fromentin. Publié en 1862. Un homme parvenu à la sérénité, inscrit dans son pays, l’Aunis, près de La Rochelle, revient sur son histoire tourmentée, une femme éperdument aimée, une ambition de réussite intellectuelle et sociale. Les situations, les saisons sont en transformation continue et nous transforment. Comment dire ce qui advient, ce qui s’amorce et se déploie ? Comment suivre les veinures et les fêlures de nos vies et décrire les transformations d’un homme ? Il faut, pour cela, un autre langage ; il faut, autant que faire se peut, sortir de la langue de l’être. Fromentin est d’abord un peintre et il écrit comme il peint. « Fromentin », c’est un volume dans « la Pléiade ». Dominique, un roman que je relis souvent. Je le lis aussi à la lumière des dernières pages de la Saison en enfer, cet « Adieu » qui achève, à tous les sens de ce terme, l’errance rimbaldienne.

A l’instar de Fromentin, sa gloire ne tient qu’à un seul livre, un seul recueil : Les Fleurs du mal (mais je n’oublie pas les articles de critique d’art). Baudelaire incarne la poésie. Il est la poésie comme capacité de s’écarter de soi et d’accéder à l’inouï. C’est une sonorité des vers d’une extrême précision. « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. / Un gros meuble à tiroirs encombrés de bilans, / De vers, de billets doux, de procès, de romances, / Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, / Cache moins de secrets que mon triste cerveau. » La poésie ouvre, par le travail de la métaphore, accès à de l’Autre, accès la vie vivante. Au lycée, lors de vacances romaines, j’ai lu le Baudelaire d’Henri Troyat. Bien sûr, on a tant écrit sur le poète du spleen et de l’idéal, depuis Théophile Gautier jusqu’à Claude Pichois et Antoine Compagnon. Je viens néanmoins de relire cette biographie : c’est une bonne introduction. La poésie est aussi une manière de vivre et d’ouvrir des possibles dans son existence. Je me souviens d’un 31 décembre, le soir, seul, dans ma chambre. Seul, non : Baudelaire était là. « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle / Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis, / Et que de l’horizon embrassant tout le cercle / II nous verse un jour noir plus triste que les nuits ; … » « Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté / Dont le regard m’a fait soudainement renaître, / Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? » Une petite dose suffit. En cas de détresse, de spleen, de mélancolie, Baudelaire est un médicament très puissant.

Il est l’auteur de nombreux livres mais l’un d’entre eux se détache : L’écriture ou la vie. Jorge Semprún (1923-2011) a dû fuir l’Espagne après la guerre civile et la victoire de Franco. Il est étudiant à Paris. Il entre dans la Résistance. Se fait prendre par la gestapo. Envoyé au camp de Buchenwald. Il survivra. Mais comment raconter ? Pourquoi écrire, d’ailleurs, alors qu’il s’agit de vivre et de mener d’autres combats ? C’est bien longtemps après que Semprún parvient à écrire, comprenant qu’il ne s’agit pas de donner un témoignage, de toutes façons inaudible, mais de faire une œuvre, une œuvre d’art, une œuvre belle qui dise le malheur. Car seules les œuvres belles sont impérissables. Un volume de la collection « Quarto » (Gallimard, 2012), sous le titre Le fer rouge de la mémoire, rassemble cinq récits et, pour les essais, il faut se reporter au recueil d’Une tombe au creux des nuages. Essais sur l’Europe d’hier et d’aujourd’hui (Climats, 2010).

  C’est en hypokhâgne que j’ai découvert Char. Les Feuillets d’Hypnos (1943-1944), La Parole en archipel. René Char m’a aidé, ensuite, à affronter des épreuves. Des phrases dures comme le diamant : « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté. » « Nous n’appartenons à personne sinon au point d’or de cette lampe inconnue de nous, inaccessible à nous qui tient éveillés le courage et le silence. » « Enfonce-toi dans l’inconnu qui creuse. Oblige-toi à tournoyer. »

  « Vendredi soir, j’étais invité à une soirée chez un collègue de travail. On était une bonne trentaine, rien que des cadres moyens âgés de vingt-cinq à quarante ans. A un moment donné il y a une connasse qui a commencé à se déshabiller. » Lorsque j’ai ouvert Extension du domaine de la lutte (1994), j’ai compris qu’il se passait là quelque chose. C’était une promesse d’œuvre. L’extension du domaine de la lutte, du libéralisme économique au libéralisme sexuel, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. Les relations humaines devenant progressivement impossibles. « L’horreur d’un monde sans Dieu. » Huit romans. Des recueils de poésie. Un ouvrage d’Interventions. Le livre le plus bouleversant pour moi, celui qui nous présente le plus violemment le miroir de notre époque, Sérotonine (Flammarion, 2019) : « J’avais bien compris, déjà à cette époque, que le monde social était une machine à détruire l’amour. » « Avons-nous cédé à des illusions de liberté individuelle, de vie ouverte, d’infini des possibles ? Cela se peut, ces idées étaient dans l’esprit du temps ; nous ne les avons pas formalisées, nous n’en avions par le goût ; nous nous sommes contentés de nous y conformer, de nous laisser détruire par elles ; et puis, très longuement, d’en souffrir. » C’est sur l’amour, inexplicable « si l’on considère notre nature biologique », et sur la figure du Christ que se termine et s’ouvre ce magistral roman. Antimoderne, à l’instar de Baudelaire, auquel il fait résolument penser, Houellebecq est incontestablement un très grand romancier, le plus grand aujourd’hui sans aucun doute. 

Enfonce-toi dans l’inconnu qui creuse

J’introduis ici un cinéaste. Il est le réalisateur de près d’une trentaine de films. Certains sont très connus par leurs titres : Ma nuit chez Maud, Le genou de Claire. Éric Rohmer. J’ai pris l’habitude de dire que c’est le plus grand réalisateur français de la seconde moitié du XXe siècle. Il est, en effet, tout ce qu’il y a de plus français. Un « classique ». Il se regarde comme se lisent La Princesse de Clèves, Molière, Marivaux ou les romanciers du XIXe. Il dissèque les sentiments humains et les aspirations à vivre. Il inscrit ses histoires dans des paysages, des architectures, Paris ou la Province. Il ne s’y passe souvent par grand-chose. Ou tout passe dans la parole. Les Nuits de la pleine lune, L’Ami de mon amie, Quatre aventures de Reinette et Mirabelle, Conte de printemps ou Les Rendez-vous de Paris. Il faut voir Conte d’été, où l’ambiguïté de l’amour et de l’amitié est magistralement mise en scène.

Il y a des penseurs qui proposent de nouvelles réponses aux questions dont ils héritent, qui font progresser le savoir. Et il y a des penseurs, rares, qui ouvrent de nouvelles voies, non balisées jusque-là. Sur eux la foudre est tombée et ils font entendre une voix inouïe. C’est le cas de Jean-Jacques Rousseau. Il est seul et il fait tout basculer en quelques années, autour de 1762. Dès le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). Viendront ensuite Du Contrat social, La Nouvelle Héloïse, les Confessions. Mais c’est un autre ouvrage que je retiens ici : les Rêveries du promeneur solitaire. Dix promenades autobiographiques. A lire loin des villes, perdu au fond d’un champ, ou au bord d’une rivière, sur les routes. J’ai découvert Rousseau au lycée, il ne m’a plus quitté. Les souvenirs viennent en nombre. Je me souviens d’une femme qui fait visiter avec ferveur la maison de Rousseau, à Montmorency, près de Paris. Je me souviens aussi de l’île de Saint-Pierre, sur le lac de Bienne, en Suisse, à l’écoute du Rousseau de la cinquième promenade : « Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. » On lira avec beaucoup d’intérêt l’ouvrage que lui consacre Jean Starobinski : Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle (Gallimard).

Simone Weil. Attente de Dieu. Ouvrage d’occasion, posthume, composé de lettres et d’essais écrits en 1942, en exil, au cœur de la guerre et de la barbarie nazie. Dans une « esquisse d’autobiographie spirituelle » Simone Weil retrace sa vocation (ses « confessions » en quelques sortes) : le désir de la vérité et le désespoir de ne pouvoir l’atteindre, l’effort répété d’attention, le travail en usine, le malheur des autres qui entre dans sa chair et dans son âme. La découverte d’un bien qui n’est pas de ce monde, qui dans l’expérience déborde l’expérience, et un nom donné à cet amour rencontré « de personne à personne », celui du Christ. L’exercice répété de l’attention accordée aux êtres humains, à ceux qui sont dans le malheur. « En mettant à part ce qu’il peut m’être accordé de faire pour le bien d’autres êtres humains, pour moi personnellement la vie n’a pas d’autre sens, et n’a jamais eu au fond d’autre sens, que l’attente de la vérité. » Une écriture d’une grande limpidité, une vie philosophique exemplaire. Cela fait vingt-cinq ans que je lis Simone Weil et j’y ai toujours trouvé des ressources pour penser et pour vivre. Simone Weil, Jorge Semprún, René Char : des œuvres, mais aussi des vies consacrées à résister contre tout ce qui diminue les hommes.

  « De cette oreille en Toi qu’il y a derrière l’oreille, écoute ces lèvres qui s’agitent et ce long effort en moi vers Toi qui essaye de devenir une syllabe ! / Ma douleur pour que tu viennes à mon secours, est-ce que cela ne suffit pas, et cette épine dans ma chair comme un cri qui continue ? / Que je T’entende seulement, ô mon Dieu, bouche à bouche, m’expliquer qu’il n’y a pas quelqu’un de semblable à Toi ! / Montre-moi tout bas le chemin ! » J’ai découvert la traduction des Psaumes (Gallimard) par Paul Claudel en 2008. La langue de Claudel, souple, truculente, enfantine aussi, son rythme, calqué sur celui de la respiration, énonce les sentiments du psalmiste, tous les sentiments de l’humain : la joie et la peur des ennemis, la beauté du monde et la maladie, les égarements et le désir de vivre. Pendant une dizaine d’années, avec un ami comédien, j’ai animé des sessions de découverte de ces psaumes, en apprenant à les dire, et nous avons ensemble créé un spectacle qu’il a interprété sur scène une bonne centaine de fois.

J’ai passé l’été qui a suivi le bac entre Racine, Andromaque, Bérénice, Phèdre, et saint Augustin. J’ai continué à lire Augustin régulièrement les années suivantes. Les Confessions. Les Confessions : l’histoire d’un homme qui cherche les traces de Dieu dans sa vie et en rend grâce. Le récit d’un homme qui n’a pas peur de porter à la parole les turpitudes du désir et les ambiguïtés de nos vies. Le déploiement de cette ressource biblique qu’est l’intime : Dieu interior intimo meo, plus intérieur à moi-même que moi-même. Un Autre peut venir en moi et m’éclairer de l’intérieur ou, pour le dire à l’inverse, je peux sortir de moi pour accéder à un Autre. Les Confessions, c’est le grand livre qui a fait l’Europe, qui a institué nos manières de penser et de vivre, à nous européens.

La théologie est un savoir qui déploie et cherche à entrer dans la cohérence de la révélation biblique. C’est un acte de foi, d’espérance et d’amour. C’est un regard porté sur le monde et une manière de vivre. Un regard porté depuis ce que Blaise Pascal nomme l’ordre de la charité. Dietrich Bonhoeffer est un théologien luthérien, résistant au nazisme, arrêté après l’attentat manqué contre Hitler. Il est l’auteur d’un ouvrage, Nachfolge (1937), connu en français sous le titre Le Prix de la grâce (ou Vivre en disciple, aux éditions Labor et Fides). C’est le livre d’un chrétien qui ne se paie pas de mots. « Actuellement, dans notre combat, il en va de la grâce qui coûte. La grâce à bon marché, c’est la grâce considérée comme une marchandise à brader, le pardon au rabais, la consolation au rabais, le sacrement au rabais. La grâce à bon marché, c’est la grâce envisagée comme doctrine, principe, système. La grâce à bon marché, c’est la justification du péché et non du pêcheur. (…) La grâce qui coûte, c’est l’Evangile qu’il faut toujours chercher à nouveau, c’est le don pour lequel il faut prier, c’est la porte à laquelle il faut frapper. Elle coûte, parce qu’elle appelle à devenir disciple à la suite du Christ ; elle est grâce, parce qu’elle appelle à suivre Jésus-Christ. » Bonhoeffer a été pendu par les nazis le 9 avril 1945. Il avait 39 ans. Martyr de sa foi. C’est Pascal qui dit qu’il ne croit que les histoires dont les témoins se feraient égorger.

Bonne lecture ! Bel été !

Pascal David, o.p., est philosophe

 

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