Usage de Foucault

Portrait de Michel Foucault

Comprendre ce que nous sommes. Comprendre pourquoi nous sommes devenus ce que nous sommes, pourquoi nous vivons de telle ou telle manière et pourquoi nous pensons ce que nous pensons. Comprendre ce qui nous gouverne à notre insu.

Pourquoi, par exemple, nous enfermons les individus pour les punir des délits ou des crimes qu’ils ont commis. Pourquoi une salle de classe est organisée de telle manière que le professeur est face aux élèves, qu’il voit, surveille, contrôle chacun des corps qu’il a en face de lui, les obligeant à s’assoir, se taire, écrire, se comporter de telle et telle manière, et pourquoi une vitre à l’entrée de la classe permet en permanence de surveiller ce qui s’y passe. Bref, pourquoi l’enseignement (mais aussi bien les hôpitaux, les casernes, les open-spaces, les prisons) suppose un tel dispositif de visibilité (1). Ou, encore, pourquoi nous avons une « sexualité ». Autrement dit, pourquoi nous nous identifions à notre désir, pourquoi notre identité nous est donnée à partir d’un déchiffrement de notre désir : «  homosexuel », par exemple, celle ou celui dont le désir s’oriente vers les personnes du même sexe ; « hétérosexuel » qui est attiré par les personnes du sexe opposé. C’est un déchiffrement des désirs qui m’indique ce que je suis et ce que je dois faire (2).

En effet, ce qui pourrait nous paraître « naturel » (que le dispositif pénal suppose l’enfermement ; que l’enseignement suppose un régime de « contrôle continu » ; que nous ayons une sexualité) est le fruit d’une histoire. La prison est inventée au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Avant cette date, la peine prenait le corps pour point d’application – c’est « l’éclat des supplices » – et s’il y avait des cachots, c’était pour empêcher qu’un individu ne s’échappe, et ce n’était pas ce dispositif de visibilité et de contrôle continu qu’est une cellule de prison construite selon une structure panoptique. Avant le christianisme (avant le tournant des IVe-Ve siècles), ce n’est pas sur le désir et sa vérité que se porte l’attention, mais sur les plaisirs (aphrodisia) et les pratiques (le souci de soi) – l’être humain n’étant pas ce qu’il deviendra après saint Augustin, un homme de désir, d’un désir à déchiffrer sans cesse (la psychanalyse prenant la suite de l’Eglise catholique dans l’organisation sociale de cette tâche).

C’est cela que fait Foucault : remonter dans l’histoire de nos manières de penser et de vivre, faire la généalogie de nos pratiques afin de montrer que ce que nous croyons « naturel » est le produit d’une histoire. Le gain est important : ouvrir des possibles, gagner en liberté, en marges de manœuvre. Foucault nous apprend à être un peu moins gouvernés que nous le sommes et à inventer nos manières de vivre. « Mais qu’est-ce donc que la philosophie aujourd’hui – je veux dire l’activité philosophique – si elle n’est pas le travail critique de la pensée sur elle-même ? Et si elle ne consiste pas, au lieu de légitimer ce qu’on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement ? »

C’est toujours le présent qui intéresse Foucault. Qu’est-ce qui fait la singularité de l’époque qui est la nôtre ? La tâche de la philosophie est de diagnostiquer le présent (pour permettre des luttes et des mouvements de libération).

Michel Foucault (1926-1984) entre à l’Ecole normale supérieure en 1946, est reçu en 1951 à l’agrégation de philosophie (3). Il fera ensuite l’essentiel de sa carrière à l’étranger, comme conseiller culturel à l’Université d’Uppsala, en Suède, puis en Pologne, en Tunisie, et de plus en plus souvent aux États-Unis à partir des années 70. Son premier livre magistral est sa thèse de doctorat : Histoire de la folie à l’âge classique (Gallimard). Quand et comment la folie a été prise dans les rais de la médecine pour devenir une « maladie mentale », selon un partage qui ne cesse pas de devenir de plus en plus prégnant et étouffant : celui qui oppose le « normal » et le « pathologique » ? Est « normal », en effet, ce qui est conforme à une moyenne, ce qui permet la plus grande efficacité, de telle manière qu’il convient de dresser et de redresser tous les comportements par réduction de tous les écarts. La médecine, les sciences sociales en général établissent des normes qui permettent de surveiller les individus, de les mesurer (les rendre commensurables), de les classer, de corriger leurs comportements. La norme est un pouvoir sur la vie. Le pouvoir qui s’exerce sur nous, aujourd’hui, est disciplinaire, normalisateur.

En 1966, Les mots et les choses, sous-titré Une archéologie des sciences humaines, livre difficile, est un très grand succès. Ce sont les liens qu’entretiennent les effets des pouvoirs, les sujets que nous sommes, pris dans ces rapports de pouvoir, et la production des discours vrais, des discours investis d’une valeur de vérité, qui intéressent Foucault. Son plus grand livre, Surveiller et punir (Gallimard) est publié en 1975. Alors que le pouvoir, à l’âge classique, se manifestait dans tout son éclat (le château de Versailles) et que ceux sur lesquels il s’exerçait restaient dans l’ombre (les provinces françaises), nous assistons, au début du XIXe siècle, à une inversion de l’axe de visibilité : le pouvoir se fait discret (caméras de vidéosurveillance) et fait apparaître en toute visibilité ceux sur lesquels il s’exerce (casier judiciaire, état de santé, toutes les informations sur nos vies que l’État collecte et archive).

Un concept foucaldien est revenu sur le devant de la scène médiatique, depuis la crise sanitaire, celui de biopouvoir. Ce concept de « biopouvoir » désigne la manière dont le pouvoir, depuis la fin du XVIIIe siècle, gouverne l’ensemble des vivants constitués en population. Le pouvoir politique n’a plus à faire à des citoyens (autonomes) formant un peuple, mais à des vivants constituant une « population » (comme on parle de la population des mésanges ou des loups). La « biopolitique » s’occupe de santé, d’hygiène, de sexualité (de contraception), mesure des taux de natalité (ou de vaccination). La vie fait désormais partie du champ du pouvoir – au point que le pouvoir, à présent, devient pour l’essentiel pouvoir sur la vie. Les questions biologiques, les questions de médecine et d’hygiène envahissent le champ politique, monopolisent la parole publique.

C’est dans La Volonté de savoir (1976) que Foucault traite du biopouvoir : « On pourrait dire qu’au vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre s’est substitué un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort. (…) C’est sur la vie maintenant et tout au long de son déroulement que le pouvoir établit ses prises.  (…)

« Ce pouvoir sur la vie s’est développé (…) sous deux formes principales. (…) L’un de ces pôles, le premier, semble-t-il, à s’être formé, a été centré sur le corps comme machine : son dressage, la majoration de ses aptitudes, l’extorsion de ses forces, la croissance parallèle de son utilité et de sa docilité, son intégration à des systèmes de contrôle efficaces et économiques, tout cela a été assuré par des procédures de pouvoir qui caractérisent les disciplines : anatomo-politique du corps humain. Le second, qui s’est formé un peu plus tard, vers le milieu du XVIIIe siècle, est centré sur le corps-espèce, sur le corps traversé par la mécanique du vivant et servant de support aux processus biologiques : la prolifération, les naissances et la mortalité, le niveau de santé, la durée de vie, la longévité avec toutes les conditions qui peuvent les faire varier ; leur prise en charge s’opère par toute une série d’interventions et de contrôles régulateurs : une bio-politique de la population. Les disciplines du corps et les régulations de la population constituent les deux pôles autour desquels s’est déployée l’organisation du pouvoir sur la vie. (…)

« Pour la première fois sans doute dans l’histoire, le biologique se réfléchit dans le politique ; le fait de vivre n’est plus ce soubassement inaccessible qui n’émerge que de temps en temps, dans le hasard de la mort et de sa fatalité ; il passe pour une part dans le champ de contrôle du savoir et d’intervention du pouvoir. Celui-ci n’aura plus affaire seulement à des sujets de droits sur lesquels la prise ultime est la mort, mais à des êtres vivants, et la prise qu’il pourra exercer sur eux devra se placer au niveau de la vie elle-même ; c’est la prise en charge de la vie, plus que la menace du meurtre, qui donne au pouvoir sont accès jusqu’au corps. » Il suffit d’allumer la radio pour le constater : les corps vivants des individus (la médecine, le commerce) se sont substitués au corps politique (la nation).

En 1970, Foucault est élu professeur au Collège de France et prononce sa leçon inaugurale le 2 décembre, sur L’Ordre du discours : « Je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité. » Les treize volumes des cours au Collège de France ont été publiés de 1997 à 2015. Cette même année 2015, Michel Foucault entre dans la prestigieuse « Bibliothèque de la Pléiade » (4).

Car Foucault est un écrivain. Le lire, lire ses trois derniers ouvrages, sur la philosophie grecque antique et la mutation qu’opère le christianisme dans nos manières de nous rapporter à nous-mêmes (L’usage des plaisirs, Le souci de soi, Les Aveux de la chair, ce dernier titre, posthume, s’étant fait désirer jusqu’en 2018), lire et relire « tout Foucault » procure du plaisir. Le plaisir d’un style classique, d’une langue admirable, et la satisfaction de se comprendre soi-même tout en comprenant le déploiement de ce qui a fait le destin de l’Europe. Les cours au Collège de France font entendre la voix de Foucault, ses recherches, ses tâtonnements, l’établissement de ses thèses : L’Herméneutique du sujet, Le gouvernement de soi et Le Courage de la vérité nous apprennent ce qu’est la spiritualité et ce qu’est un exercice spirituel, quel travail il y a à opérer sur soi afin d’accéder à la vérité, le courage aussi qu’il y a à dire la vérité (parrêsia).

Lire Foucault, aujourd’hui, pour être un peu moins naïf, un peu moins gouverné par les pouvoirs qui s’exercent sur nous, pour se déprendre de soi-même et ouvrir d’autres possibles dans nos manières de penser et de vivre.

Ce qui conduit à lire Foucault est très exactement ce qui l’a conduit lui-même à se plonger dans les archives et à écrire : « C’est la curiosité, – la seule espèce de curiosité en tout cas, qui vaille la peine d’être pratiquée avec un peu d’obstination : non pas celle qui cherche à s’assimiler ce qu’il convient de connaître, mais celle qui permet de se déprendre de soi-même. Que vaudrait l’acharnement du savoir s’il ne devait assurer que l’acquisition des connaissances, et non pas, d’une certaine façon et autant que faire se peut, l’égarement de celui qui connaît ? Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour continuer à regarder ou à réfléchir. » (5)

Depuis une trentaine d’années, Foucault a suscité une masse considérable de lectures, d’interprétations, de commentaires. De critiques aussi. Il est actuellement l’un des auteurs les plus cités dans le monde.

Il y a toutefois plus intéressant que de commenter ou de critiquer Foucault : faire usage de ses livres. Utiliser ce qu’il dit pour comprendre l’époque qui est la nôtre. User de ses livres comme d’une boîte à outils, y prendre un marteau, une vrille ou une pince – une boîte à outils qui contient aussi des bâtons de dynamite. « Faire usage » (khrêsis) : Foucault théorise le concept, notamment dans L’Usage des plaisirs. Parmi ceux qui font un tel usage de Foucault, un usage à la fois original et puissant, il faut mentionner Giorgio Agamben, philosophe italien, et, en France, Barbara Stiegler.

Pascal David, o.p., est philosophe

Au Collège supérieur (Lyon), Pascal David propose un atelier de lecture de Michel Foucault : Surveiller et punir. Six soirées de 19h30 à 21h, les 3 et 10 février, 3, 17 et 31 mars, 7 avril.

Inscriptions

(1) M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975

(2) M. Foucault, Les Aveux de la chair, Gallimard, 2018, et Subjectivité et vérité. Cours au Collège de France, 1980-1981, Gallimard/Seuil, 2014

(3) Pour la biographie, voir Didier Eribon, Michel Foucault, Champs Flammarion, 2011

(4) M. Foucault, Œuvres, 2 volumes, édition publié sous la direction de Frédéric Gros, Gallimard, 2015. Pour les autres textes, on se reportera aux Dits et Ecrits, 2 volumes dans la collection « Quarto », Gallimard, 2001. De nombreuses publications posthumes ont vues le jour ces dernières années, notamment aux éditions Vrin

(5) Introduction à L’usage des plaisirs, Gallimard, 1984 (ainsi que pour la première citation)

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