Vivre d'une terre

Paysage depuis le couvent de La Tourette (Eveux), le 2 octobre 2021 © Pascal David

Des mésanges viennent picorer sur mon balcon des graines de tournesol au printemps. J’entends leurs becs, de petits coups secs contre le pot de terre, alors qu’elles ouvrent les graines. Si je m’approche, elles s’enfuient. Devant moi, la masse de la forêt qui change de couleur au fil des saisons, rouge, ocre, jaune à l’automne, et le paysage, jusqu’à l’horizon : la vallée de la Brévenne et les monts de Tarare. J’aime entendre les mésanges, j’aime la lumière sans cesse changeante, j’aime le rythme des jours et des saisons. Cela fait un peu plus de douze ans que je vis avec un tel paysage.

Que veux-je dire lorsque j’emploie ce verbe un peu passe-partout, « aimer » ? C’est de dilatation, de joie, de jouissance (donc de poésie) qu’il s’agit. Je suis porté par un tel paysage. Les émotions qu’il suscite m’aident à vivre. Il me sort de moi-même, de mes fatigues, de mes préoccupations, de mes détresses. Il me ressource et me renouvelle.

Je sors marcher. Je suis (dans) (le) paysage. Un paysage n’est pas une vue, n’est pas un spectacle, n’est pas face à moi comme un objet (« la nature ») devant un sujet. Il ne se représente pas. Il met en tension et fait tenir ensemble des éléments. C’est la marche, c’est le changement de perspective et le renouvellement continu de ce qui retient mon attention pour un instant, telle clôture ou tel bosquet qui me sont familiers, les vaches si calmes, c’est la forêt dans laquelle je rentre, le chemin creux que je poursuis, les vignes, le rouge des baies d’aubépine, les chants des oiseaux, le vent, une lumière, une nuance, une ambiance, c’est tout cela qui m’extrait, m’extirpe de moi-même, me renouvelle, et me fait exister.

J’ai d’autres paysages encore, en réserve : les Cévennes, autrement dit les montagnes, le schiste et les châtaigniers, les villages et les toits de lauze, les foins et les pélardons – et Paris, la ville, les quais de Seine et les bouquinistes, Notre-Dame, le quartier latin, le jardin du Luxembourg, les cafés, les librairies, tant de souvenirs. Dans leur écart et leur mise en tension, ces paysages me portent et je les porte (concept de portance, nous aurons à y revenir).

La Terre n’est pas un territoire. C’est la Modernité (la révolution copernicienne, Galilée, Descartes) qui nous a fait croire que la Terre était une planète lancée à toute vitesse dans l’espace infini, un objet ou un ensemble d’objets connus par « la science », un sol découpé selon des frontières déterminées par l’histoire et la politique, une surface indifférente aux conflits des hommes et exclue de toute considération « politique ». Mais la Terre, ce n’est pas cela, ce n’est pas cette abstraction inventée par les Modernes. La Terre est ce milieu qui s’est constitué peu à peu, qui ne cesse de se transformer depuis plusieurs millions d’années, ce milieu où la vie est possible. Car ce milieu qui s’est déployé à la surface de notre planète, une atmosphère, des ressources, des conditions d’existence, est engendré par les vivants, par les bactéries d’abord, les insectes et les oiseaux, et tous les vivants, humains et non-humains, tout autant qu’il engendre les vivants.

Ce milieu nous porte et nous le portons. Nous savons, maintenant, que nous le portons – et que nous sommes tout aussi bien capables de le coloniser et de le saccager. De l’ignorer. « Combien de fois, demande la philosophe Simone Weil, la clarté des étoiles, le bruit des vagues de la mer, le silence de l’heure qui précède l’aube viennent-ils vainement se proposer à l’attention des hommes ? Ne pas accorder d’attention à la beauté du monde est un crime d’ingratitude » ; ce crime « est puni par le châtiment d’une vie médiocre » (1).

Ce milieu s’est déployé à la surface de notre planète… C’est encore mal dit. La Terre n’est pas un milieu, bien plutôt un ensemble de milieux, dans leur variété. Ce sont les Modernes qui ont voulu uniformiser et détruire les milieux, imposer la même science et la même technique (la même religion aussi), la même langue (un infâme globish dérivé de l’anglais) et le même imaginaire (les mêmes « best-sellers »), le même droit (international) et les mêmes normes à l’ensemble du « monde » (le « monde » de la « mondialisation »). Feu l’Occident. Notons qu’un tel saccage s’est aussi exercé à l’échelle de la France, imposant par la force parfois, ou par un système d’alliances, une même langue, un même pouvoir, une même administration à l’ensemble « des territoires », des Flandres à la Corse, de la Franche-Comté à la Bretagne.

La Terre est un ensemble de milieux – de paysages, de traditions, de manières d’habiter – qui sont incommensurables les uns aux autres. Il n’y a pas de « monde ». Ces milieux singuliers nous portent, nous font vivre et exister. Et il y a de multiples manières d’habiter la Terre. Nous avons tout intérêt à nous y intéresser, à nous en inspirer afin de faire advenir de nouvelles manières de penser et de vivre. Depuis un bon siècle, en effet, les ethnologues nous rapportent des récits, racontent des manières diverses de nouer les liens entre humains et non-humains. Tristes tropiques (Claude Lévi-Strauss) est à relire. Mais aussi bien Michel Leiris et Jacques Soustelle (Mexique, terre indienne, 1936), Paul-Emile Victor (Boréal et Banquise, 1938-1939), Alfred Métraux (L’Île de Pâques, 1941), jusqu’à Philippe Descola et les Achuar d’Amazonie. Le grand anthropologue qu’est Descola, successeur de Lévi-Strauss au Collège de France, a publié La Composition des mondes, un ouvrage d’entretiens par lequel certainement il faut commencer pour découvrir des manières d’habiter la Terre (2).

Dans ce chef-d’oeuvre absolu du roman français qu’est Dominique (1862), le grand Fromentin fait dire à Madeleine, s’adressant au narrateur qui en rapporte les propos : « Votre pays vous ressemble, me disait-elle. Je me serais doutée de ce qu’il est, rien qu’en vous voyant. Il est soucieux, paisible et d’une chaleur douce. La vie doit y être très calme et réfléchie. Et je m’explique maintenant beaucoup mieux certaines bizarreries de votre esprit, qui sont les vrais caractères de votre pays natal. » Et Dominique de poursuivre : « Je trouvais le plus grand plaisir à l’introduire dans la familiarité de tant de choses étroitement liées à ma vie. C’était comme une suite de confidences subtiles qui l’initiaient à ce que j’avais été, et l’amenaient à comprendre ce que j’étais. (…) J’aimais surtout à essayer sur Madeleine l’effet de certaines influences plutôt physiques que morales auxquelles j’étais moi-même si continuellement assujetti. » Car « n’en déplaise à ceux qui pourraient nier l’influence du terroir, je sentais qu’il y avait en moi je ne sais quoi de local et de résistant », ces « mille liens indéracinables des origines ». Ce pays « plat, pâle, fade et mouillé », ce milieu « composé d’un peu de verdure, de beaucoup de soleil et d’une immense étendue de mer », avec lequel Dominique entretient « de continuelles intelligences », c’est celui de Fromentin, l’Aunis, près de La Rochelle.

Revenir par la pensée, par « tous les points sensibles de la mémoire », vers la « source » des « premiers attachements », y être « rappelé tout à coup », « par un retour subit à des impressions » que l’on porte en soi. « Ce fut comme une lueur de salut. » (3)

Pascal David, o.p., est philosophe

Il publie Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe (Peuple Libre, 2020)

 

(1) S. Weil, « L’amour de Dieu et le malheur », dans les OEuvres complètes, Gallimard, 1994, tome IV, vol. 1, p. 373-374. Voir aussi P. David, Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe, Peuple Libre, 2020, aux pages 168 à 206.

(2) Ph. Descola, Les Lances du crépuscule. Relations Jivaros, Haute-Amazonie, Plon, coll. « Terre humaine », 1993 ; Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005 ; La Composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnier, Flammarion, 2014. Descola vient de publier Les formes du visible (Seuil, 2021). On lire aussi avec grand intérêt Vincent Debaene, L’Adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2010

(3) E. Fromentin, Dominique, dans les OEuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984

 

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