La dette publique est-elle un fardeau pour les générations futures ?

 

Les dettes publiques accumulées par les États en 2021, rapportées à la richesse nationale créée en une année (le fameux PIB), ont atteint, et parfois dépassé, ce qu’elles étaient après la Seconde Guerre mondiale. Dans le cas français, il faut remonter aux années 1880 pour atteindre un tel ratio d’endettement public (120%) en temps de paix, lorsque l’État avait choisi de financer par la dette le plan Freycinet dédié à l’équipement du territoire national en chemins de fer et en canaux à grands gabarits1. Les économistes orthodoxes y voient un risque d’insoutenabilité de la dette, et plaident pour une gestion de « bon père de famille ». Selon eux, les dépenses publiques doivent être rabotées, et couvertes par des recettes fiscales, non par la dette.

Cesser de verser l’argent public dans le ruisseau du déficit budgétaire en somme, car il alimente la grande rivière de la dette. Tant que cette dernière ne déborde pas de son lit, le flot reste soutenable. En revanche, quand le débit du déficit dépasse les capacités d’écoulement de la rivière, les inondations (la dette publique) provoquent des dégâts (la hausse brutale et intenable des taux d’intérêt) qui plombent l’activité économique.

Les pouvoirs publics reportent-ils le prix de nos excès sur nos petits-enfants ? 

Un consensus se fait jour chez les économistes pour abandonner le ratio dettes publiques/PIB, omniprésent. Statistiquement, sa construction est bancale, puisque l’on rapporte un stock (les dettes contractées dans le passé) à un flux (la création de richesse sur une année). Par ailleurs, l’évolution du ratio ne dit rien de la trajectoire des dettes publiques : en cas de récession, pour un niveau d’endettement inchangé, le ratio augmente par la contraction du PIB. A l’inverse, une baisse ne traduit pas forcément des efforts effectués pour assainir la dette ; elle peut découler d’une croissance plus généreuse.

De biens meilleurs indicateurs existent : tout d’abord, le ratio entre les intérêts servis sur la dette (la charge de la dette) et le PIB, reliant deux flux. Compte tenu des taux d’intérêt très bas servis sur le marché obligataire, la charge de la dette française est en baisse constante ces dernières années (1,5% en 2019 contre 3,6% en 1996), alors que notre ratio dettes publiques/ PIB a explosé. Les intérêts remboursés évoluent en sens inverse du capital emprunté, tant que les taux d’intérêt sont bas. Ces derniers avoisinant le taux de croissance potentiel et le niveau de l’inflation, il est peu probable que l’on assiste à une remontée fulgurante. Ensuite, on peut rapporter la charge d’intérêts au budget de l’État : lorsque vous allez voir votre banquier pour solliciter un prêt, il se fonde sur votre revenu permanent2 pour arrêter votre taux d’endettement. Pourquoi ne pas faire de même pour les administrations publiques ? Or ce ratio est passé de 4,9% en 2010 à 3% en 2019. 

Les déclinistes considèrent que chaque nouveau-né en France arrive dans la vie avec une facture à payer de plus de 29 000 euros3 ; en d’autres termes, que la dette publique « reporte le prix de nos excès sur nos petits-enfants4 ». Le jugement est hâtif : l’État fait « rouler » sa dette et le capital arrivé à terme est constamment réemprunté, la puissance publique ne remboursant que l’amortissement et les intérêts annuels. Surtout, l’envers d’une dette auprès d’un créancier est toujours un actif acquis à l’aide de cette avance : on peut ainsi considérer que la dette publique sert à financer des infrastructures (écoles, hôpitaux, stades, crèches, routes, réseaux, etc.) et des dépenses d’investissement (innovation dans le quantique, la transition écologique, le data…) qui permettront d’accroître l’efficacité et le bien-être des générations actuelles et futures. Dès lors, en déduisant du montant des dettes publiques la valeur des actifs possédés par les institutions publiques, chaque petit Français naît avec une créance sur l’État de 6 000 euros.

Enfin, les dernières études dénigrant la dette publique se sont révélées erronées. Kenneth Rogoff et Carmen Reinhart, anciens économistes du FMI, mettaient en évidence en 20105, sur la période 1790-2010, une relation négative entre une dette publique supérieure à 90% du PIB et le niveau de croissance. Passé ce seuil, la croissance serait passée de 3 à 1,5% avant 1945, puis se serait effondrée à -0,1% depuis 1945. Cette analyse servit de justificatif aux politiques d’austérité menées en réponse à la crise des subprimes. En 2013, Thomas Herndon, Mickael Ash et Robert Pollin leur répondaient et réfutaient leurs conclusions en montrant des erreurs de saisie informatique ou  de manipulation des données initiales. Pour une dette comprise entre 90 et 120% du PIB, la croissance serait en fait restée positive à 2,4%. Au-delà de 120%, elle se serait réduite à 1,6% mais n’aurait engendré aucune récession6

Plaidoyer pour la dette publique

En somme, les dettes passées font de nous des héritiers, jouissant du patrimoine accumulé par les générations précédentes. D’une certaine manière, la dette publique est le patrimoine de ceux qui n’en ont pas, et s’apparente à une avance offerte aux générations à naître pour leur permettre de créer de la richesse dans le futur.

L’État n’est ni un ménage ni une entreprise, et dispose de deux privilèges : sa fiscalité lui permet d’augmenter ses recettes ; sa durée de vie, a priori illimitée, lui garantit de pouvoir sans heurt faire « rouler sa dette » lorsque ses engagements financiers arrivent à terme, à des taux bien meilleurs que le chef de famille ou d’entreprise. Il offre également à des agents financiers ne sachant que faire de leur excès d’épargne un moyen d’investir dans des titres sûrs, avec un rendement faible mais garanti. Il leur donne l’occasion d’agir en faveur d’une croissance soutenable, quand ils optent pour des green bonds finançant la transition écologique7. Le fardeau de la dette devient alors un cadeau fait aux générations futures. Sans doute est ce pourquoi les marchés ne s’inquiètent que mollement de la soutenabilité de la dette française : aussi volumineuse soit elle, elle continue d’être bien notée par les grandes agences de notation et les taux à long terme restent historiquement bas.

L’investissement public par le déficit est, en temps de crise, une condition du retour à la croissance : pour répondre à la crise des subprimes, Nicolas Sarkozy a fait bondir la dette publique de 65 à 97% du PIB entre 2007 et 2012. Cherchant à prévenir la catastrophe, Emmanuel Macron s’est résolu à faire de même face à la Covid, poussant l’endettement public à 116% du PIB en 2020. En temps de crise, les dépenses publiques permettent de renouveler les équipements (TGV, tramways) et de substituer à une demande privée atone la commande publique, afin d’éviter l’effondrement de secteurs comme le bâtiment8.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce sont davantage les politiques d’austérité que les politiques de relance qui, dans le passé, ont creusé la dette publique : en réduisant ses recettes publiques par les exonérations de cotisations, les niches fiscales et la tolérance à l’optimisation fiscale, l’État se prive chaque année de 200 milliards d’euros. Cette somme équivaut à « trois fois le déficit public annuel de la France en 2018 (59,6 milliards) (…) ou plus de deux fois celui des Hôpitaux publics (82 milliards en 20199) ». Selon Muriel Pucci et Bruno Tinel, la réduction des recettes fiscales a été plus rapide que la baisse des dépenses publiques (hors charge d’intérêt) et a participé à l’aggravation de l’endettement public10. Joe Biden a compris que la théorie du ruissellement ne fonctionne pas et qu’il est grand temps de mettre les plus hauts revenus davantage à contribution pour financer les dépenses publiques favorables à tous. Cette prise de conscience tarde à venir en Europe, avec des gouvernements pusillanimes face aux défis à relever.

Arnaud Pautet

Retour