L’État-Providence a-t-il un avenir ? (copie)

A la notion d’État-Providence le sociologue Robert Castel préférait celle d’État social car, écrivait-il, l’État, loin d’être « une manne généreuse épandant ses bienfaits », se révèle « plutôt parcimonieux, calculateur, et volontiers soupçonneux quant à l'usage qui est fait de ses prestations1.  » Les vents contraires de la mondialisation semblent faire ployer l’État-providence, né sur les cendres de la Seconde Guerre, enraciné dans la solidarité nationale. Les élagages successifs ont fragilisé le vieil arbre, qui commence à vaciller sur ces racines, comme si la sève de la solidarité s’était tarie : dès 1980, nos États-Providence sont confrontés à une triple crise de financement, d’efficacité et de légitimité, explique Pierre Rosanvallon2. Une crise devenue « philosophique », par notre incapacité à traiter les diverses formes d’exclusion3. Plaider en faveur d’un État-Providence rénové peut surprendre le lecteur, abreuvé de chiffres pessimistes sur la dette sociale et de prévisions alarmantes du conseil d’orientation des retraites. Et pourtant, l’exercice mérite d’être mené.

La mondialisation, fossoyeur de l’États-providence ?

La mondialisation érode lentement les ressources de l’État social : de 1980 à 2010, l’éclatement des chaînes de production a mis en concurrence les travailleurs du monde entier et encouragé le moins disant social, par le rognage méthodique des recettes des administrations de la Sécurité Sociale. Les multiples exonérations de cotisations sociales, pour rester compétitifs dans la globalisation, coûtent selon le Conseil d’Analyse Économique 60 milliards d’euros4 chaque année à notre pays.  La mondialisation exerce aussi une pression à la baisse sur l’impôt sur les sociétés : « alors que cet impôt représentait 16,9% du total des recettes fiscales en 2006, il n’en représente plus que 9,3% en 2017 », remarquent des économistes hétérodoxes5. De la même façon, la réforme de l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) et du prélèvement forfaitaire unique (PFU) font perdre à l’État « près de 8 milliards d’euros par an (…), presque 285 000 emplois de personnels médicaux payés au salaire moyen ».

La mondialisation veut ensuite détruire la protection sociale car elle la perçoit comme un protectionnisme entravant l’égalisation des conditions à l’échelle mondiale. Comme l’explique Richard Baldwin6, la mondialisation des biens et des capitaux est presque achevée, mais la mondialisation des travailleurs ne fait que balbutier. Les États riches la freinent par une politique migratoire restrictive, afin d’empêcher les nouveaux venus de bénéficier de leurs largesses sociales. En ce sens, les natifs disposant des prestations sociales bénéficient d’une « rente de citoyenneté », qui empêche la parfaite circulation des travailleurs et l’égalisation des salaires entre pays riches et pauvres. Si John Rawls prescrit des inégalités justes pour corriger l’inégalité des chances initiale et héritée7, il ignore les inégalités à l’échelle mondiale8. Liées au milieu et à la famille dans lesquels on naît, elles expliquent pourtant 80% des inégalités de revenus. Le mérite individuel n’est qu’une petite composante des 20% restant9. 

La mondialisation fragilise enfin l’État-Providence car elle vise l’édification d’une « société de marché10» où l’individu est roi. On le sait en effet depuis Margaret Thatcher : « il n’y a pas de société, il n’y a que des individus11 ». Quand l’État se désengage, faute de moyens ou d’ambitions, un marché s’ouvre pour les acteurs de l’assurance privée. Ceux-ci profitent d’une indéniable progression de la tolérance à l’inégalité dans notre pays, bien étudiée par François Dubet12. Moins solidaires, les individus sont moins soucieux d’égalité, deviennent hostiles au statut, à la classe, à l’idée d’un destin commun ; ils revendiquent d’abord des droits individuels. La future réforme des retraites se joue sur cette mutation anthropologique : un système par points, ou par comptes notionnels, rend mieux compte de l’individualisation des parcours de vie que celui de l’assurance.

L’État providence du XXIe siècle sera social-écologique… ou ne sera pas.

Le constat précédent n’a rien d’une fatalité historique : la première mondialisation a été de pair avec une amélioration de la protection sociale des individus en Europe, notamment par l’homogénéisation des normes de protection des travailleurs migrants. Les États avaient ainsi ratifié des dizaines de conventions du travail pour accorder à leurs travailleurs itinérants des garanties réciproques : dès 1904, l’Italie, qui avait vu partir en France 230 000 de ses ressortissants, décida d’offrir aux ouvriers italiens les mêmes garanties sociales que son voisin transalpin, pour éviter que la saignée s’amplifie13. 

Éloi Laurent réhabilite l’État providence et le presse de devenir « social-écologique »14 . Il prescrit la construction d’une cinquième branche de la Sécurité Sociale intégrant le risque écologique. Ce tournant implique une révolution de la politique budgétaire, l’abandon de l’indicateur du PIB au profit de métriques de bien-être intégrant les pollutions et les inégalités. L’État social-écologique a précédé l’État-providence en Europe, rappelle-t-il, évoquant le roi Édouard Ier qui, en 1306, interdit l’usage du charbon à Londres, parce que l’air était si vicié qu’il avait rendu sa mère malade. La réglementation par l’État des normes de production industrielle est l’occasion d’une transition écologique salutaire, pourvoyeuse de bien-être et d’innovation sociale. Les pays anglo-saxons ont ouvert la voie : en 1956, le Clean Air Act voulut rendre impossible une nouvelle hécatombe liée au Great Smog (4000 morts à Londres en 1952). L’État social-écologique prévient les catastrophes naturelles engendrées par le réchauffement, et indemnise les victimes. L’Australie, en 2012, procède ainsi avec les victimes des inondations. Aux Philippines, des « prêts catastrophe » sont inclus dans le système de sécurité sociale. Les marchés de droit à polluer et les taxes écologiques jouent un rôle complémentaire, pour transformer la production des entreprises et la consommation des individus15. Enfin, l’État-Providence social-écologique se porte garant d’un droit à la déconnexion numérique, au motif que la transition numérique est nocive pour l’environnement et sape les fondements de la coopération16. 

 

1 Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Fayard, 1995

2 Pierre ROSANVALLON, La crise de l’État-Providence, Seuil, 1981.

3 Pierre ROSANVALLON, La nouvelle question sociale, repenser l’État providence, Seuil, 1995

4 Yannick L’HORTY, Philippe MARTIN, Thierry MAYER, Notes du Conseil d’Analyse Économique, 2019/1, n°49, p. 1 à 12.

5 Éric BERR, Léo CHARLES, Arthur JATTEAU, Jonathan MARIE, Alban PELLEGRIS, La dette publique. Précis d’économie citoyenne, Seuil, 2021.

6 Richard BALDWIN, The Great Convergence, Information Technology and the New Globalization, Harvard University Press, 2016.

7 John RAWLS, Théorie de la justice sociale, 1971, Poche, 2009.

8 John RAWLS, Le droit des gens, 1996, 10/18, 1998.

9 Branko MILANOVIC, Inégalités mondiales, La Découverte, 2019.

10 Karl POLANYI, La grande transformation, 1944, NRF Gallimard, 1983.

11 Entretien confié au magazine Women’s own le 31 octobre 1987

12 François DUBET, La préférence pour l’inégalité, Seuil, 2019 : « ce ne sont pas seulement les inégalités et les crises économiques qui affectent les liens de solidarité ; c’est aussi et peut-être surtout la faiblesse de ces liens qui explique le creusement des inégalités. » 

13 Paul-André ROSENTAL. « Géopolitique et État-providence. Le BIT et la politique mondiale des migrations dans l'entre-deux-guerres », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 61e année, no. 1, 2006, pp. 99-134.

14 Eloi LAURENT, Le bel avenir de l’État-Providence, LLL, 2015.

15 Anton BRENDER, Capitalisme et progrès social, La Découverte, 2020.

16 Éloi Laurent, L’impasse collaborative, LLL, 2018.

 

 

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